Dossier Alternatives Habitat

Quelle place pour l’autogestion et l’écologie face au moule consumériste ?

Michel Bernard

Les projets d’habitat participatif connaissent un renouveau depuis le début des années 2000. Une première vague « autogestionnaire » avait existé après Mai-68. La loi ALUR, en ouvrant un cadre administratif, va-t-il favoriser la réalisation de nouveaux projets ? Nous avons posé quelques questions à Pierre Lefèvre, auteur de L’Habitat participatif, édité en mai 2014 par les éditions Apogée.

Silence : Comment définissez-vous l’habitat participatif ?

Pierre Lefèvre : Toute définition ne peut être qu’en devenir. Le Mouvement pour un habitat groupé autogéré (MHGA), créé en novembre 1977, fixe comme première condition que le groupe soit maître d’ouvrage. La deuxième condition est qu’environ 15 % de la surface globale du projet soient affectés aux locaux partagés : salle de réunion et d’activités, chambre d’ami, buanderie, atelier de bricolage... Dans son ouvrage collectif de juin 1983 (1), Philippe Bonnin écrit : « Les groupes d’habitat autogéré se signalent avant tout par la primauté du groupe au cours du processus de construction et d’habitation. Cette primauté constitue à elle seule un renversement des pouvoirs habituels et justifie le terme d’autogestion. Ce sont les habitants qui se cooptent, se constituent en association, qui définissent le programme puis le projet en collaboration avec l’architecte, et qui prennent en charge les opérations administratives, juridiques et financières, et enfin qui gèrent l’habitat qu’ils occupent. »
En 1978, le nombre des groupes d’habitat autogéré existant en France est estimé à une centaine, dont une quinzaine en région parisienne. Leur nombre croît jusqu’à la fin des années 80. Tout se ralentit ensuite pour se réveiller au printemps 2009. Le militantisme écologique a remplacé le militantisme autogestionnaire. Le MHGA est rebaptisé Eco-habitat-autogéré et prend place dans une nouvelle Coordin’action qui, depuis 2010, réunit au plan national les différentes fédérations régionales créées au début du nouveau millénaire (2).

La loi ALUR peut-elle favoriser la multiplication d’habitats de ce genre ?

La loi ALUR donne une définition de l’habitat participatif qui correspond à la fois aux attentes nouvelles des groupes de projet et à celles des collectivités locales. Avec cette loi, l’habitat participatif sort de la marginalité sans pour autant que tout ce qui lui fait obstacle soit levé. La réglementation actuelle correspond à un monde consumériste où l’Etat doit protéger le consommateur du constructeur. Qui pourrait s’en étonner ? Mais lorsque le candidat au logement devient un acteur, vouloir le protéger contre lui-même n’a plus de sens. L’issue des négociations, tant attendue, a été reportée plusieurs fois. On comprend la difficulté de vouloir sculpter un nouveau visage dans un bois déjà travaillé à d’autres fins.
La loi a créé deux nouveaux statuts : le groupe d’autopromotion, concernant les accédants à la propriété, et la coopérative d’habitat, concernant les locataires coopérateurs.
Malgré cela, le groupe qui choisit la société d’autopromotion affronte des difficultés plus importantes qu’auparavant :
• trouver un terrain en centre-ville, là où la charge foncière est lourde voire rédhibitoire ;
• obtenir des financements groupés ;
• s’accommoder d’un urbanisme réglementaire de plus en plus complexe ;
• dès lors qu’un architecte n’est pas membre du groupe des futurs habitants, en trouver un qui soit compréhensif.
Avec le choix de la coopérative, le capital des futurs habitants ne suffit pas au lancement du projet. La coopérative doit le plus souvent s’appuyer sur un maître d’ouvrage social, comme cela a été le cas du village vertical de Villeurbanne (3). Pour peu que les coopérateurs locataires veuillent, comme beaucoup le souhaitent, cohabiter avec des accédants, de jeunes travailleurs, des retraités ou telle ou telle association, il devient nécessaire de faire appel à la maîtrise d’ouvrage publique et à la collectivité territoriale (4).

La loi ALUR résoudra-t-elle l’épineuse question du financement ?

Dans le système établi, le banquier ne prête qu’à une famille ou à un maître d’ouvrage. Il refuse de prêter à un groupe qui, a ses yeux, présente trop de risques. Pour que la troisième voie préconisée par la loi soit reconnue, il importe que les négociations engagées depuis plus d’un an entre les associations militantes, les banques, les compagnies d’assurances et la caisse des dépôts et consignations aboutissent, ce qui n’est pas encore le cas. Les intentions du législateur sont prometteuses mais, avec le report des décrets d’application, les blocages institutionnels perdurent.

Comment les groupes parviennent-ils à vivre ensemble à long terme ?

Pour que le processus de démocratisation souhaité par Cécile Duflot soit enclenché, il faut quitter le seul domaine du militantisme et prendre en compte la diversité des motivations et des disponibilités présentes dans l’ensemble de la population citadine.
Dans les ateliers d’habitants initiés, dans un cadre municipal que j’ai pu animer et que je décris dans mon livre, la variété des motivations est évidente, non seulement d’une famille à l’autre mais au sein d’une même famille. Tel individu privilégie le potentiel de personnalisation architecturale et de bricolage, tel autre la convivialité du voisinage, tel autre encore la responsabilisation citoyenne et le dialogue avec les administrations locales et les élus, sans oublier la place des enfants et des retraités dans la société. La motivation la plus répandue est la recherche d’un logement moins cher que son équivalent sur le marché. Dans le cas de l’autopromotion, les accédants font l’économie de la maîtrise d’ouvrage et du travail de commercialisation, au prix d’un temps passé personnel qu’on a tendance à sous-estimer au départ.
D’une façon générale, l’habitat participatif passe par l’apprentissage de la citoyenneté. Avec le nouvel objectif de démocratisation, l’heure n’est plus à la surenchère du groupe militant, quel qu’en soit l’impact en termes d’exemplarité et de communication. Ne confondons pas démocratisation et expérimentation. Evitons de jeter l’anathème sur tout projet d’éco-construction qui ne serait ni en ossature bois, ni isolé en ballots de paille, ou qui n’anticiperait pas sur la règlementation thermique de… 2020.
Il y a fort à parier que la démocratisation ne progressera vraiment que lorsque l’habitat participatif sera sécurisé. Commençons donc par là. Ce qui n’empêche pas la mise en place de nouveaux modes de coproduction associant professionnels et habitants.
Par exemple, dans le groupe MasCobado aux Grisettes, à Montpellier, une vingtaine de familles ont participé à la programmation de leur appartement et de leurs espaces partagés, mais c’est le maître d’ouvrage associé au projet qui redevient le seul décideur pendant toute la durée du chantier. Pendant ce temps, les habitants en profitent pour définir les modalités de cogestion des deux immeubles en construction (5).

Comment se font les renouvellements avec des personnes qui n’ont pas participé à l’histoire du lieu ?

A Jouy-le-Moutier (Val-d’Oise)(6) où j’ai vécu 32 ans , trois familles du groupe initial habitent toujours sur place. Le critère de l’habitat multi-générationnel s’est réalisé au fur et à mesure des arrivées et des départs. Une nouvelle famille, arrivée en 2005, vient de construire une clôture malgré l’opposition unanime du groupe. Deux nouvelles familles sont arrivées en 2014. L’une réclame le recours à un syndic extérieur et renvoie le groupe au droit établi, l’autre redynamise le groupe des neuf familles actuelles par son engagement dans l’autogestion et la convivialité. La relation de voisinage connaît des hauts et des bas. Ainsi va la vie.
L’absence d’un cadre juridique approprié rend difficile de pérenniser le mode de gestion défini au départ par un groupe. Mais on peut se demander si le pragmatisme dont la plupart des groupes autogérés ont fait preuve n’est pas le seul moyen d’éviter l’intolérance et parfois la détestation. Serait-il possible de survivre dans un groupe où le divorce serait interdit ?

Beaucoup de ces projets veulent mettre en place des procédures anti-spéculatives. Y a-t-il des exemples où l’on a réussi à limiter la hausse des prix des logements ?

Je n’en connais pas. Quel est le membre d’un groupe autogéré des années 1980 qui n’a pas revendu son logement pour une somme deux fois supérieure au coût assumé trente ou cinquante ans auparavant ? Et cela, ne serait-ce que pour être en mesure d’acquérir un bien équivalant sur le marché d’aujourd’hui ? Cette évidence est telle que tout vendeur qui ne suit pas l’évolution du marché est immédiatement soupçonné par l’administration des impôts d’avoir vendu une partie de son bien au noir.

Dans votre livre, vous dites que des projets vous enchantent et d’autres vous attristent. Des exemples ?

Dans l’écoquartier des Capucins, à Angers, j’ai été attristé à la vue d’un groupe d’habitants qui s’était laissé enfermer dans un morceau de HLM des années soixante. Où sont passées la joie de vivre et la complexité de l’être humain avec ses contradictions ? Un autre projet, bien plus créatif et attractif, devait se réaliser dans le même quartier mais il n’a pas abouti, notamment parce qu’il a fait peur aux promoteurs sollicités. L’architecte doit savoir naviguer entre ces deux extrêmes.
Ayant par ailleurs observé les pratiques participatives anglo-saxonnes, je pense que l’architecte aurait tout à gagner en préparant, à partir d’une analyse du contexte et des attentes de chaque groupe de voisinage, un support architectural original susceptible d’accueillir les apports collectifs et individuels des habitants. C’est à l’architecte, et non au groupe, d’inventer l’outil architectural qui permettra d’intégrer les différentes et multiples composantes de la programmation.

Propos recueillis par Michel Bernard

• Eco-habitat groupé, La Viorne, 80, rue Jean-Mermoz, 38090 Villefontaine, tél : 04 74 95 56 98, www.ecohabitatgroupe.fr
• Habicoop, chez Locaux Motiv, 10 bis, rue Jangot, 69007 Lyon, tél : 09 72 29 36 77, www.habicoop.fr

(1) Habitats autogérés, MHGA, Syros, 1983, 140 pp.
(2) La Coordin’action associe le mouvement strasbourgeois de l’autopromotion, le mouvement coopératif lyonnais Habicoop, l’Eco-habitat-groupé, porteur de l’expérience du MHGA, et d’autres groupes locaux.
(3) Village vertical, www.village-vertical.org
(4) Leur appui a un corollaire : le recours obligatoire à une mission d’accompagnateurs professionnels au stade de la programmation et la conception de leur projet. Ce qui est demandé à la coopérative l’est aussi à la société d’autopromotion, dès lors que celle-ci s’inscrit dans le cadre d’un appel public à projet.
(5) MasCobado, https://www.facebook.com/mascobadomontpellier/info
(6) Projet né en 1980 dans le cadre de l’agglomération nouvelle de Cergy-Pontoise.

Le Village vertical, à Villeurbanne (métropole de Lyon), inauguré en 2013, regroupe treize appartements en coopérative qui occupent le tiers d’un immeuble social. La bailleur social a annoncé qu’il ne renouvèlerait pas l’expérience à cause de la complexité à articuler les différentes contraintes de construction, financières et sociales.

Légende : La Fonderie, à Vanves (Hauts-de-Seine) a été construite en 1983. Elle compte neuf appartements privés et un appartement collectif, sur 1000 m2 habitables. Ce projet, mené par des personnes du même âge, se traduit aujourd’hui par une arrivée de tous à la retraite. Un reportage a été publié dans le no 403 de Silence.

A Paris, le lavoir du buisson Saint-Louis est l’une des premières réalisations de la vague autogestionnaire des années 1970. Construit sur une friche industrielle en 1983, il accueille une douzaine de familles.
Eco-Logis, dans le quartier de Neudorf, à Strasbourg, est le premier projet de la nouvelle vague des années 2000. Un groupe d’habitants s’est mis en place en 2004 et a acheté un terrain à la ville en 2007. L’immeuble, rez-de-chaussée + 3 étages, accueille 10 familles depuis 2010. Budget : 2,9 millions d’euros. Il est entièrement en bois et répond aux normes BBC.

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