« Le lobbying, c’est l’argent, l’alcool et les femmes » proclame un dicton américain suranné, réduisant ainsi les stratégies d’influence des décideurs à une caricature mêlant espèces sonnantes et trébuchantes et abus de convivialité alcoolisée, sur fond de machisme tendance Mad Men. Un stéréotype qui a encore la peau dure, même s’il s’est un peu relâché avec l’âge, et qui fait justement les beaux jours de la jeune génération de lobbyistes professionnels. Dans cette vieille description d’un « lobbying à la papa », la stratégie d’influence n’est ni plus ni moins que de la corruption, le bon vieux pot-de-vin entre copains. Il suffirait alors d’interdire le lobbying, comme on a interdit la corruption, pour résoudre le problème de l’influence démesurée des intérêts privés sur l’intérêt général.
Malheureusement, cette confusion caricaturale n’est pas adaptée à la réalité du lobbying moderne, même s’il ne faut pas évacuer tout à fait que la corruption puisse être la poursuite du lobbying par des moyens illégaux. Ainsi, si le lobbying vise à orienter, la corruption tend à diriger. Lorsque le souhait d’influencer le pouvoir cède la place à la volonté de le contrôler, le lobbying se transforme en stratégie de capture de la décision publique au profit d’intérêts privés. Et pour y parvenir, la corruption a elle aussi su se moderniser avec les conflits d’intérêts et les portes tournantes entre public et privé, où les petits services d’aujourd’hui se rémunèrent avec les dividendes de demain.
Révéler la confusion des intérêts
Se pose alors la question d’une définition moderne du lobbying en France. Mais en 2014, « aucune loi ne définit ni ne réglemente les activités de lobbying en France » rappelait récemment l’ONG Transparency International. Pour l’organisation anticorruption, le lobbying correspond à « toute communication, écrite ou orale, entre un représentant ou un groupe d’intérêts et un décideur public dans le but d’influencer une prise de décision », tel que le définit aussi le Québec. Clés de voûte du métier, donc : l’influence et la défense d’intérêts particuliers. Ajoutons : la promotion d’intérêts privés auprès des décideurs. Concernant la cible du lobbying, le citoyen ou le militant imagine encore trop souvent « le décideur » dans le simple costume du parlementaire alors que l’ensemble de l’administration, du ministre et son cabinet aux conseillers régionaux et élus locaux, sont des cibles du lobbying. Rappelons qu’en France, 80 % des projets de loi sont rédigés dans les ministères, où il n’existe aucune obligation de transparence sur les actions de lobbying.
Le lobbying se fait donc volontairement insaisissable, par stratégie. Il alterne, selon le contexte et la tactique d’influence retenue, entre lumière médiatique et opacité des salons ministériels. L’autre enjeu de sa définition, c’est qu’en gardant des frontières floues, le lobbying échappe à toute tentative de régulation contraignante. Enfin, les lobbyistes professionnels, avocats d’affaires et autres chargés de relations institutionnelles des entreprises, cherchent également à créer une confusion volontaire entre le travail légitime d’information et d’alerte, réalisé par la société civile, et la défense d’intérêts financiers au bénéfice d’une minorité dominante.
Ainsi, pour juger de l’influence du lobbying sur la prise de décision en politique, il importe de faire la lumière sur ses méthodes de travail, les espaces où son pouvoir s’exprime et les règlements encadrant son action. Cette observation attentive permet d’identifier plus aisément les failles de la loi, ces « zones grises » où s’engouffrent les moins scrupuleux pour assurer la prévalence de leurs intérêts, par des méthodes frôlant avec l’illégalité des conflits d’intérêts et de la collusion politique.
L’alerte et le scandale sanitaire
Face à cette opacité cultivée, alternant jeux de coulisse, petits arrangements et affichage de vitrines reluisantes, où tous, lobbyistes en tête, ne jurent que par la transparence et l’éthique, l’alerte, l’information qui fuite, le scandale qui explose restent les seuls révélateurs des véritables enjeux et méthodes employées.
Les lanceurs d’alertes, comme nous avons pu le constater dans les scandales sanitaires de ces dernières décennies — qu’il s’agisse de l’affaire du sang contaminé dénoncé par la journaliste Anne-Marie de Casteret ou le Médiator, révélé par Irène Frachon —, ont toujours permis de mettre en lumière le dessous des cartes, les ententes financières et les intérêts cachés. Récemment, les études de Gilles-Eric Séralini venaient non seulement apporter de nouvelles données scientifiques sur les effets sanitaires à long terme d’un OGM et du Roundup, l’herbicide le plus vendu au monde, mais elles alertaient également (et c’est peut-être là son plus grand « crime » aux yeux des « pairs » liés à l’industrie et aux autorités), sur les manquements graves dans l’évaluation réglementaire et politique de ces produits. Des failles scientifiques et juridiques introduites volontairement par le biais de l’influence des industries du secteur des biotechnologies et des pesticides — les mêmes — au sein de l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA), dont les conflits d’intérêts s’égrainent avec la même toxicité qu’un épi de maïs transgénique.
Effectivement, outre qu’il est devenu une science de la tromperie, le lobbying cible également la science. Ainsi, à l’époque de l’hyper-rationalité, de l’alliance du politique et du technique, en d’autres termes de la technocratie, la science même, dernier secours du décideur, est devenue l’objet de stratégies d’influence. Et le répertoire est vaste, là encore : de la communication de masse sur les grandes promesses de nouvelles technologies à l’organisation de fraudes scientifiques pour mieux mettre sur le marché des produits aux effets sanitaires sous-évalués (perturbateurs endocriniens, biotechnologies, nanotechnologies…).
L’alerte comme perte de contrôle
Dans la lutte contre la capture de la décision publique par des intérêts privés, le lanceur d’alerte joue ainsi un rôle tout à fait stratégique : il brise le consensus factice savamment asséné par les experts de la communication de masse et du lobbying. Il est le grain de sable dans les rouages de la machine à consentir. Si les lanceurs d’alerte sont si violemment combattus, c’est parce qu’une seule personne renseignée et déterminée, lorsqu’elle décide de rendre publiques des informations sensibles, peut ébranler les fondations d’un système dont l’opacité n’avait d’autre but que de masquer des intérêts divergents du bien commun.
Roger Lenglet, philosophe et pourfendeur de lobbies, rappelait lors d’une conférence sur l’alerte citoyenne organisée par l’association Adéquations en octobre 2014 au Sénat, que ces propagandistes cherchent en permanence à réécrire l’histoire, celle des vainqueurs où les crimes sont pardonnés, et ne supportent donc pas la figure du lanceur d’alerte, qui représente le « héros véritable », la figure éthique, un « modèle à mettre à bas » par tous les moyens, à commencer par la diffamation comme nombre d’entre eux en ont fait les frais. Comme l’expliquait lors de cette même conférence Ricardo Petrella, chantre de l’utopie humaniste mondialisée, le lanceur d’alerte « entre en rupture avec l’agenda des dominants », il est « perte de contrôle » car il fait voler en éclats la vitrine du pouvoir « en remettant en cause la pertinence du langage des dominants et leur sens de la vérité », donc leur légitimité à décider.
La grande force du lanceur d’alerte face aux lobbies, c’est qu’il ou elle dispose le plus souvent d’un haut degré de qualification, scientifique ou technique, lui permettant de construire une contre-expertise qui servira ensuite de socle critique pour relancer le débat public sur des sujets controversés. Cet apport technique est tout à fait prégnant dans les luttes contre les grands projets inutiles où des ingénieurs et spécialistes (pilotes d’avion, ponts et chaussées...), souvent retraités, sont venus apporter une indéniable légitimité technique à la contestation de terrain.
Dans des stratégies de contre-lobbying efficaces, le lanceur d’alerte ne peut donc rester isolé ; il doit au contraire prendre soin de s’entourer d’acteurs capables de porter sa parole, comme des médias indépendants ou des structures de soutien aux lanceurs d’alertes telles que la Fondation sciences citoyennes ou Transparency International en France. Le relais de l’ensemble des forces sociales organisées — partis, syndicats, associations, groupes de citoyens déterminés à faire valoir leurs intérêts — est également indispensable pour « faire porter l’alerte ». Le lanceur d’alerte a effectivement ce pouvoir fédérateur, déclencheur, ainsi que celui de transformer le citoyen spectateur en acteur. Un acteur portant les luttes par ses connaissances, tant techniques que juridiques, ou par la conscience de son « bon droit » et son implantation sur le terrain. Ce citoyen « éveillé » par l’alerte et déterminé à s’organiser pour réclamer la protection de ses intérêts, dans le cadre d’une démocratie réelle, devient ainsi la plus létale des armes contre l’accaparement du pouvoir par les lobbies et les oligarques à leur solde.
Benjamin Sourice
La démarche de la Fondation sciences citoyennes (FSC)
Créée fin 2002 dans le but notamment d’appuyer les lanceurs d’alerte, la FSC s’est d’abord employée à faire connaître aux élus, médias et organisations de la société civile les enjeux autour de cette question. Faute d’avancées concrètes, elle a ensuite porté son activité sur le terrain législatif et publié une proposition de loi permettant de traiter les alertes, de protéger les lanceurs d’alerte et d’encadrer l’expertise. Ce n’est pas une loi mais quatre qui ont finalement vu le jour. Cependant, le dispositif qui en résulte est un patchwork législatif complexe et incomplet. Selon qu’on est fonctionnaire ou non, que l’alerte porte sur un risque sanitaire ou un délit financier, que l’on souhaite ou non alerter les médias, chaque cas est traité juridiquement de façon différente. Face à cette insécurité juridique pour le lanceur d’alerte, la FSC, consciente des progrès restant à réaliser, et tenant compte des premiers travaux en commun réalisés avec d’autres organisations telles que Transparency International France (TIF), souhaite dorénavant travailler avec ses partenaires à une refonte totale du système juridique, afin d’avoir une approche globale de l’alerte. Dans ce but, une étude des législations existant hors de France est en cours de réalisation afin de produire une série de recommandations.
Par ailleurs, la précarité juridique, professionnelle et personnelle dans laquelle se trouvent les lanceurs d’alerte montre que le travail politique et législatif ne fera pas tout. La FSC et TIF espèrent réunir l’ensemble des acteurs soucieux des lanceurs d’alerte afin de réfléchir ensemble à la préfiguration d’une « maison des lanceurs d’alerte ». Celle-ci aura pour mission de leur apporter un soutien juridique. Elle aura aussi un rôle prescriptif pour les institutions et organisations qui entendent traiter les alertes et les lanceurs d’alerte le mieux possible.
En France, 80 % des projets de loi sont rédigés dans les ministères, où il n’existe aucune obligation de transparence sur les actions de lobbying.« »Si les lanceurs d’alerte sont si violemment combattus, c’est parce qu’une seule personne renseignée et déterminée, lorsqu’elle décide de rendre publiques des informations sensibles, peut ébranler les fondations d’un système dont l’opacité n’avait d’autre but que de masquer des intérêts divergents du bien commun."