L’expression « lanceur d’alerte » a vu le jour en France à la fin des années 1990 après les travaux des sociologues Francis Chateauraynaud et Didier Torny, qui l’ont inventée pour la distinguer du terme anglais whistleblower, littéralement « celui qui donne un coup de sifflet », mais surtout parce qu’ils voulaient lui conférer une dimension particulière, en lien avec le signalement de risques et de dangers plutôt que la dénonciation de faits illégaux. Ce terme sera popularisé au début des années 2000 par André Cicolella, chimiste et lui-même lanceur d’alerte à propos de la toxicité des éthers de glycol, puis par la Fondation sciences citoyennes (FSC) qu’il a cofondée fin 2002.
Celle-ci définissait dès 2004 le lanceur d’alerte de la façon suivante : « Simple citoyen ou scientifique travaillant dans le domaine publique ou privé, le lanceur d’alerte se trouve, à un moment donné, confronté à un fait pouvant constituer un danger potentiel pour l’homme ou son environnement, et décide dès lors de porter ce fait au regard de la société civile et des pouvoirs publics. Malheureusement, le temps que le risque soit publiquement reconnu et s’il est effectivement pris en compte, il est souvent trop tard. Les conséquences pour le lanceur d’alerte, qui agit à titre individuel parce qu’il n’existe pas à l’heure actuelle en France de dispositif de traitement des alertes, peuvent être graves : du licenciement jusqu’à la ‘mise au placard’, il se retrouve directement exposé aux représailles dans un système hiérarchique qui ne le soutient pas car souvent subordonné à des intérêts financiers ou politiques. »
Cette définition a maintenant une dizaine d’années. Les scandales de l’amiante, du sang contaminé ou de Tchernobyl, par exemple, étaient emblématiques d’un système qui dysfonctionnait. Face à ces dysfonctionnements, des individus ou des collectifs se sont élevés pour dénoncer une gestion du risque inefficace et, dans certains cas, entachée de malversations ou de fraudes, de nombreux et puissants lobbies prêchant pour une fuite en avant car il sera toujours temps de régler les quelques dommages collatéraux qui éventuellement en découleraient (lire Le lobbyiste, la machine à consentir et le lanceur d’alerte). Il a d’abord paru naturel, pour une association critique de sciences, de s’intéresser en priorité aux risques émanant des activités technoscientifiques incontrôlées et de concentrer ses efforts sur le droit d’alerte à propos de risques sanitaires et environnementaux.
Guérir un système malade
Mais dans bien d‘autres domaines, l’autorégulation est une chimère. Lorsque l’argent coule à flots, l’éthique se liquéfie tout aussi vite. Mais même à une moindre échelle, la tentation de profiter d’un système rémunérateur quitte à oublier certaines règles peut conduire à sous-estimer les risques ou à ne pas en tenir compte lorsque les risques pèsent sur autrui. Cela dit, il est fondamental de distinguer le dénonciateur qui agit par jalousie de celui dont l’alerte est motivée par l’intérêt général. Le lanceur d’alerte n’est pas un corbeau malveillant. Le plus souvent, ce n’est d’ailleurs pas un militant, mais une personne qui estime faire simplement son devoir de citoyen. Cette façon de voir les choses revient souvent lors d’entretiens avec des lanceurs d’alerte. Ils n’ont pas choisi de le devenir. La plupart ne connaissaient même pas ce terme. C’est sans doute moins vrai aujourd’hui, compte tenu du battage médiatique autour de certains d’entre eux, comme Edward Snowden ou Bradley Mannings, devenus du jour au lendemain des célébrités internationales pour avoir dénoncé le système de surveillance mis en place par les Etats-Unis, entre autres, pour le premier, et les tortures commises par l’armée américaine en Irak, pour le second.
Mécanisme de l’alerte et engrenage infernal
Le lanceur d’alerte est le plus souvent une personne de bonne foi qui constate de simples dysfonctionnements pouvant engendrer un risque important, et qui en réfère à sa hiérarchie. Dans le meilleur des mondes, le problème est étudié, des remèdes sont apportés et tout le monde rentre chez soi avec le sentiment du devoir accompli : la catastrophe a été évitée. Mais lorsque ces dysfonctionnements sont intentionnels, la situation devient très différente. Des incidents non traités ou dissimulés, pour éviter d’affecter la production et par conséquent le chiffre d’affaires, est un cas typique. De façon générale, le lanceur d’alerte se retrouve en conflit avec sa hiérarchie car le problème est connu, parfois même volontaire, et il est hors de question de modifier quoi que ce soit pour ne pas faire baisser la production. Dans ce cas, les risques sont minimisés et le lanceur d’alerte rassuré. Mais s’il devient insistant, donc menaçant pour l’entreprise, le mode opératoire du « dissimulateur » d’alerte bascule en quelque chose de beaucoup plus coercitif. Le lanceur d’alerte peut alors être discrédité, voire sanctionné pour des fautes sans lien avec l’alerte, parfois montées de toutes pièces. La sanction la plus fréquente est la simple mise au placard. On ne lui confie plus de tâche importante ou intéressante qui correspondrait à ses qualifications. Il peut être isolé de ses collègues. Et quand ni l’étouffement ni le harcèlement ne suffisent — certains lanceurs d’alerte reçoivent des menaces de mort —, c’est le licenciement qui conclut l’affaire. Outre les conséquences personnelles dramatiques pour le salarié brimé et ostracisé, le gain pour l’employeur est que l’élément perturbateur n’a plus accès aux dossiers gênants.
2007, première prise en compte par le politique
Pour qu’un système fonctionne, tant qu’aucune régulation efficace n’existe, il est donc indispensable de permettre aux lanceurs d’alerte de s’exprimer sans qu’ils s’exposent à des mesures de rétorsion.
La question des lanceurs d’alerte et de leur protection fait l’objet de nombreux débats, séminaires et colloques, mais c’est seulement en 2007, au cours du Grenelle de l’environnement, que, pour la première fois, la nécessité d’une loi protégeant les lanceurs d’alerte est abordée au niveau institutionnel. Le rapport Lepage sur la gouvernance écologique précisera les contours d’une telle loi. L’année suivante, des mobilisations sont organisées par la Fédération science citoyenne (FSC) pour soutenir les lanceurs d’alerte Pierre Meneton, Véronique Lapides (lire « Le collectif Vigilance Franklin, porteur d’alertes ») et Christian Vélot (1), visés par des représailles après leurs différents témoignages. Mais ces mobilisations ont aussi pour but de demander que la loi proposée pendant le Grenelle de l’environnement et par le rapport Lepage soit approfondie et mise à l’agenda parlementaire. Près de 75 000 signatures seront recueillies.
En 2010, face aux tergiversations et à l’inaction du gouvernement, la FSC, avec l’aide des juristes Marie-Angèle Hermitte et Christine Noiville, publie une proposition de texte de loi permettant de protéger les lanceurs d’alerte qui signalent un risque sanitaire ou environnemental. Enfin, en 2011, une première loi accordant une protection des lanceurs d’alerte voit le jour : la loi Bertrand, relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé. Mais le terme « lanceur d’alerte » n’est pas utilisé.
La survenue de scandales financiers d’une ampleur stupéfiante (faillites engendrées par des actifs financiers toxiques connues sous le nom de crise des subprimes ; fraude estimée à environ cinquante milliards de dollars organisée par Bernard Madoff, ancien président du Nasdaq, via une chaîne de Ponzi, système où les premiers clients sont payés grâce à l’apport de nouveaux clients, etc.), a permis de montrer qu’en matière économique et financière, un droit d’alerte était également crucial. De fait, il y a une certaine similitude entre les mécanismes de ces différents types de risques et la façon dont les alertes sont étouffées, et les lanceurs d’alerte réprimés.
2013, année faste pour les lanceurs d’alerte ?
Déposée en août 2012, la loi relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte, dite loi Blandin, est votée en avril 2013. La version déposée en 2012 est bâtie sur la proposition de la FSC de 2010, mais les allers et retours entre les chambres parlementaires l’ont amputée de deux dispositions fondamentales. La Haute Autorité de l’alerte et de l’expertise, institution indépendante que la FSC proposait de fonder pour établir et contrôler les règles de déontologie de l’expertise, et traiter effectivement les alertes quitte à solliciter des contre-expertises, est remplacée par une commission sans réel pouvoir, et sous tutelle ministérielle. La possibilité pour n’importe quel citoyen de lancer une alerte est supprimée, pour ne réserver ce droit qu’aux salariés envers leur employeur, dans le cadre de leur activité professionnelle. Notons cependant une avancée significative qui pourrait permettre de traiter les éventuelles mises au placard des lanceurs d’alerte. La loi décrit précisément toutes les représailles que le lanceur d’alerte peut faire valoir pour démontrer les pressions de sa hiérarchie. Il est ainsi est stipulé qu’un lanceur d’alerte « ne peut être écarté d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une période de formation professionnelle, ni être sanctionné ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de traitement, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat ».
En 2013 toujours, après de nouveaux scandales sanitaires de grande ampleur (prothèse PIP et Mediator) (2) (3) et à l’affaire Cahuzac (4), des organisations de la société civile travaillant sur ces questions (FSC, Transparency International France, La Quadrature du Net, Regards citoyens, Sherpa et la CFDT Cadres) font front commun pour réintroduire un article protégeant les lanceurs d’alerte dans une loi portant sur les conflits d’intérêts. Il est finalement repris dans la version votée le 11 octobre. Un troisième texte, renforçant la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, intégrant une protection des lanceurs d’alerte, est voté le 6 décembre. Enfin, une quatrième loi prévoyant une telle disposition pour la fonction publique est discutée au parlement mais finalement renvoyée en commission des lois de l’Assemblée nationale.
Ces lois constituent une avancée majeure mais cela ne doit pas faire oublier que les lanceurs d’alerte ne témoignent pas tous de faits répréhensibles observés dans le cadre de leur activité professionnelle. Les attaques en diffamation sont un des autres moyens utilisés pour taire les alertes et museler les lanceurs d’alerte. Et dans ce cas, la législation est muette. La prochaine étape est d’obtenir l’homogénéisation de ces dispositifs afin d’aborder la protection des lanceurs d’alerte et le traitement des alertes de façon globale.
La peur des représailles est un outil terriblement efficace, au point que beaucoup de lanceurs d’alerte ont témoigné de la distance que prenaient leurs collègues ou leurs proches lorsqu’ils étaient mis en difficulté. Il est plus que temps que tous les lanceurs d’alerte disposent d’une réelle protection, que les alertes soient traitées rapidement et efficacement et que le dissimulateur d’alerte soit sanctionné plus systématiquement pour que la peur change de camp.
Glen Millot
Le traitement de l’alerte varie d’un pays à l’autre
Aux Etats-Unis, par exemple, en cas d’alerte sanitaire et/ou environnementale, un bureau est ouvert pour les riverains. Les investigations nécessaires sont effectuées et la facture est adressée à l’industriel. En France, c’est à l’industriel de prendre en charge l’étude, avec l’impartialité que l’on peut supposer. L’ADEME a produit le guide Comrisk pour l’implication des populations dans l’évaluation et la gestion d’un site pollué. Il s’agit d’un catalogue de bonnes pratiques, malheureusement non contraignantes. Une instance capable de gérer de façon indépendante des études est absolument nécessaire.
(1) http://sciencescitoyennes.org/rubrique/lanceurs-dalerte/mobilisations-de-soutien
(2) Les prothèses PIP sont des implants mammaires souvent utilisés en chirurgie réparatrice après un cancer du sein, dont un grand nombre s’est avéré défectueux et dont la certification était entachée de fraude.
(3) Le Mediator est un antidiabétique produit par le laboratoire Servier. Irène Frachon, pneumologue, a lancé l’alerte sur les risques cardiovasculaires importants du Mediator, souvent utilisé comme coupe-faim, qui entraîna la mort de plusieurs centaines de patients. Le laboratoire a longtemps contesté cette toxicité mais on a démontré que des études avaient été falsifiées à son profit.
(4) Mediapart accuse Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget, de frauder le fisc grâce à un compte en Suisse. Le ministre clame son innocence publiquement et à l’Assemblée nationale, avant de reconnaître les faits après l’ouverture d’une information judiciaire qui précipita son départ du gouvernement.