Une école maternelle, des habitations et des bureaux ont été construits à Vincennes sur une ancienne friche industrielle polluée ayant appartenu à Kodak. Aucune étude du sol n’a été menée avant la construction. L’alerte concernant ce site a été effectuée en trois étapes. En 1999, la directrice de l’école informe sa hiérarchie de plusieurs cancers d’enfants (trois cas en quatre ans) mais n’est pas entendue. La deuxième alerte est elle aussi lancée en 1999, cette fois par un scientifique, Henri Pézerat (chimiste toxicologue dont l’association était dans le quartier), qui sait qu’il y avait là une friche industrielle. Il alerte l’institut de veille sanitaire (InVS). Un premier rapport est rédigé, rapidement, puis l’affaire est classée. Un quatrième cas de cancer survient. En 2001, l’alerte citoyenne est lancée par le collectif Vigilance Franklin (CVF), qui regroupe parents d’élèves et riverains. Elle est enfin reprise par les médias. Les autorités finissent par réagir : la Direction générale de la santé met en place un comité scientifique, dont Henri Pézerat fait partie, et un comité de suivi qui rassemble notamment la mairie, le CVF et Kodak.
Gérer la pollution… ou la colère des habitants ?
La présence d’une association dans un tel comité est une première. Mais son fonctionnement s’avère insatisfaisant. Une énorme quantité de documents est souvent fournie aux membres du comité le jour même des réunions. L’impression est que l’on gère la colère des habitants, et non le problème lui-même. Deux cas supplémentaires sont recensés dans le quartier, amenant à six le nombre de cancers d’enfants de moins de six ans.
Les pressions sur le groupe de lanceurs d’alerte démarrent dès le début, par le discrédit notamment. L’association est suspectée d’avoir des visées politiques alors qu’elle revendique d’être apolitique. Ses membres ressentent que des efforts sont faits pour détourner le sujet. Progressivement, à partir de 2003, les lieux pour parler de l’alerte se raréfient. En 2006, le CVF cosigne un tract avec des agents du ministère des Finances devant s’installer dans des bureaux construits sur cette même friche. Le tract met en cause la préfecture et la mairie pour leur refus de prendre leur responsabilité quant à la dépollution du site. Comme il n’est pas signé par des syndicats, c’est la responsabilité du CVF qui est engagée. La mairie de Vincennes l’attaque en diffamation mais heureusement, elle perd son procès. Notons que depuis, les relations entre la mairie et le CVF se sont pacifiées et ont rendu possibles des collaborations sur d’autres dossiers sensibles (antennes-relais par exemple).
Un porteur d’alerte plutôt qu’un lanceur d’alerte
Véronique Lapides, qui préside le CVF, insiste que le fait que c’est un collectif qui a porté l’alerte et non une personne seule. Elle déclare : « Cette affaire largement médiatisée a pris un nouveau tournant à partir de la plainte en diffamation, mais ce procès n’est en fait qu’un épiphénomène. Le plus important à retenir, si on en arrive là, c’est bien que l’alerte en elle-même n’a pas été correctement traitée. Le problème de la pollution et de son devenir n’est pas pris en charge. »
Par ailleurs, la notion de lanceur d’alerte lui semble problématique, car lancer une alerte n’est pas un but à atteindre. « Avec le recul, on s’aperçoit que l’alerte, c’est un travail au long cours. Le CVF n’a pas simplement lancé l’alerte mais l’a portée pendant des années. Bien entendu, on s’expose personnellement. C’est en tant que présidente du CVF que j’ai été attaquée. L’appropriation du terme »lanceur d’alerte« peut permettre de se redresser, mais ce n’est pas une fin en soi. Le plus important, c’est que l’alerte soit traitée. Si elle est traitée, il n’y a quasiment plus besoin de protection des lanceurs d’alerte. » Elle poursuit : « A l’origine, le CVF ne s’est pas dit qu’il était en train de lancer une alerte. L’association cherchait surtout à comprendre, à faire résoudre la crise sanitaire qu’elle constatait. Le parcours a été semé d’embûches. On sait quand et pour quoi on commence, on ne sait pas quand on en sort. Lorsqu’on a le sentiment que l’alerte est minimisée, on peut aussi être amené à commettre des erreurs de communication. Et quand on débouche sur une attaque en diffamation, l’attention est détournée vers la forme et non le fond du sujet. » Au moment du procès, la campagne de pétitions organisée par la Fondation sciences citoyennes pour la soutenir lui a été d’un grand réconfort.
Passer du rôle de lanceur d’alerte à celui d’expert
Au regard de cette affaire, Véronique Lapidès estime qu’une alerte citoyenne ne peut pas reposer sur la peur ou les rumeurs. Elle doit être validée par un scientifique. Ainsi, l’apport d’Henri Pézerat et de son réseau scientifique a été très important pour accompagner l’alerte, la crédibiliser et former le collectif sur le fond du sujet. Ce qui a démarré sur une alerte sanitaire est aussi devenu une alerte environnementale. Véronique Lapides estime qu’ « il est important de bien comprendre ses dossiers pour pouvoir les porter ». Du fait de l’expérience accumulée, le CVF a été sollicité de nombreuses fois (City Chlore, Comrisk, Plan national santé-environnement, ANSES, etc.). Il a par ailleurs pu développer une expertise sur le concept d’alerte lui-même. Il a découvert que le traitement d’une alerte est très différent d’un endroit à l’autre (voir encadré).
En guise de conclusion, Véronique Lapides donne ce conseil : « L’alerte ne se résume pas à son lancement. Il faut prendre conscience du travail à accomplir pour porter de tels dossiers. »
Glen Millot
Où en est-on aujourd’hui ?
En 2003, malgré la pollution avérée des sols et de la nappe phréatique par des substances cancérogènes, l’étude des risques conclut qu’en l’état des connaissances, il n’y a pas de lien entre les cas de cancers d’enfants et la pollution. Une simple surveillance de la pollution de la nappe est mise en œuvre. En 2013, cette surveillance a pris fin par décision du préfet, malgré la persistance de cette pollution.