Pour comprendre la question de la violence en Corse, il faut retourner près de trois siècles en arrière. Jusqu’au 18e siècle, l’île change régulièrement de maîtres : Pise, Gènes, Aragon… En 1755, Gênes est affaibli et un gouvernement corse se met en place et proclame son indépendance, avec Pascal Paoli à sa tête. Ce gouvernement, très influencé par les Lumières [1], sera alors l’un des plus progressistes de l’époque : il est le premier au monde à donner le droit de vote aux femmes [2]. Il met en place une université à Corte. A l’époque, Voltaire et Rousseau se disent sous le charme. En 1768, Gênes cède la Corse à la France et Louis XV envoie son armée pour mater les indépendantistes [3]. L’île devient officiellement française en 1769. C’est le début d’une longue période coloniale.
Régime colonial
L’armée corse est évidemment dissoute. L’université est fermée et le restera pendant deux siècles (jusqu’en 1981 !). La langue corse est interdite. Les femmes perdent le droit de vote. Différentes mesures sont prises, au fil des ans, qui conduisent à une législation spécifique pour l’île. L’autonomie alimentaire est perdue après la mise en place, pendant 150 ans, d’un système de taxes qui favorise l’importation de nourriture, au détriment de l’exportation [4]. Au milieu du 20e siècle, l’Etat français décide que la Corse doit devenir une zone touristique. C’est le début de la bétonisation des côtes [5].
Des "concessions" sont faites aux notables corses pour les convaincre de coopérer. C’est notamment pour cela que leur sont confiés, en 1945, les établissements de jeux sur l’ensemble du territoire français, ce qui sera la porte ouverte à la gestion de l’argent sale et à la mise en place de réseaux mafieux.
Dans les années 1960, le gouvernement favorise l’arrivée d’une importante population rapatriée d’Algérie, qui va principalement bénéficier des terres de la plaine d’Aléria, sur la côte Est, anciens marécages quiviennent d’être drainés. Les pieds-noirs bénéficient de passe-droit… ce qui conduira à l’affaire d’Aléria [6], événement qui marque la naissance du Front de libération national de la Corse (FLNC), qui dénoncera avec raison la politique coloniale, mais pas forcément avec les bonnes méthodes.
Au fil du temps, le nationalisme corse se disperse dans l’échiquier politique, avec des groupes allant de l’extrême gauche à l’extrême droite. Aujourd’hui, les règlements de compte entre factions nationalistes et la présence d’une mafia très liée à la bétonisation touristique expliquent en partie le nombre de morts violentes dans l’île…
De quelle violence parle-t-on ?
Jean-François Bernardini est l’un des fondateurs de l’Association pour une fondation de Corse. Chanteur du groupe très connu I Muvrini [7], il s’intéresse à la question de la non-violence depuis son adolescence. A l’époque, il avait lu un des premiers numéros de la revue Alternatives non-violentes. Enthousiasmé par les démarches de Gandhi, Martin Luther King et Lanza del Vasto, il s’intéresse de très près au potentiel de la non-violence comme mode de résolution des conflits.
Encore faut-il bien identifier ces conflits.
S’il y a entre 10 et 20 morts violentes par an dans l’île — ce qui, proportionnellement à la population, place la Corse en tête de ce type de violence [8] —, le point le plus étonnant est que 85 meurtres sont restés non élucidés entre 2004 et 2011, soit 18 fois plus que sur le continent. Qui a intérêt à ce que cette impunité perdure ? Selon Jean-François Bernardini, c’est une atteinte grave à la démocratie, un véritable scandale d’état jamais nommé et bien sur le terreau idéal pour consolider les logiques criminelles, qui sont aujourd’hui un fléau planétaire.
Il remarque aussi, à partir des statistiques officielles de la délinquance, que la Corse est la région française où il y a le moins de violence sur les enfants et les femmes, ainsi qu’en milieu scolaire. Et, pour les autres délits, la Corse est légèrement en dessous de la moyenne française.
Quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population corse vivent donc dans en paix, comme 99 % des Français. Jean-François Bernardini rappelle que pendant toute son enfance, il n’a jamais vu d’acte violent dans son environnement, jamais vu d’armes non plus, à part celles des chasseurs.
Il reste des crimes mafieux difficiles à combattre.
Il reste des actions militantes anticoloniales qui sont justes dans l’esprit mais qui pourraient être plus efficaces en choisissant de renoncer à la violence. Après une trève annoncée le 8 juillet 2014 par le FLNC, Jean-François Bernardini a été interrogé dans Corse-Matin. Il y rappelle que la violence est le fruit d’une souffrance. Et qu’il ne s’agit pas seulement d’arrêter la violence mais bien d’arrêter la souffrance. Plutôt que s’en prendre aux personnes, il faut s’en prendre aux injustices et aux structures qui leur permettent de perdurer. La non-violence, outil du 21e siècle, mise sur la participation de tous. Elle une méthode, un "pouvoir" des sans-pouvoir.
La non-violence pour lutter contre les injustices
Jean-François Bernardini cite le livre Géostratégie du crime [9] : selon les auteurs, la criminalité s’installe là où la politique et la justice sont faibles. Il dénonce le maintien de mythes par des déclarations à l’emporte-pièce de nos ministres ou de membres de la justice. Récemment, un procureur de l’île a affirmé qu’il y avait autant d’armes en Corse qu’au Texas. Les chiffres officiels démontrent le contraire : on compte 97 armes pour 100 habitants au Texas, 47 en Suisse, 14,6 en moyenne pour l’Europe, 14,7 en Corse (en gros un fusil de chasse par famille). Le mensonge ne dérange personne. Il cadre avec le portrait robot des Corses et renforce chez eux une auto-image sérieusement ébranlée.
Jean-François Bernardini aime à rappeler que si la Corse a eu sa propre armée, contrairement aux îles voisines (Sardaigne, Sicile, Malte), celle-ci n’a jamais été que défensive.
En 2010, lors d’un de ses concerts, le chanteur d’I Muvrini lance l’idée d’une Fondation de Corse ouverte sur les grands défis du Monde, un projet collectif mené par des passionnés de solutions qui inventent, agissent, construisent des réponses et se relient à tous les acteurs engagés face aux défis planétaires. Cela rencontre un bon écho. Ce projet de Fondation UMANI est aujourd’hui en plein développement. Il cherche une voie nouvelle entre Fondation sous égide de la Fondation de France — pas forcément la meilleure solution — et un statut de Fondation d’utilité publique, qui nécessite, en France, un capital de 2 millions d’euros ! Une association et un Fonds de dotation afc UMANI agissent ensemble, structurent des programmes d’actions et simultanément collectent leur capital auprès de citoyens (adhérents, amis, donateurs), d’entreprises et de municipalités partenaires — sans argent public. Souveraine dans ses diagnostics et ses orientations, l’Afc UMANI a aujourd’hui le fonctionnement réel d’une Fondation dont la seule raison d’être est de construire des réponses et servir le bien commun.
Le 9 avril 2011, l’association lance son programme "Diventemu artigiani di a nò-viulenza - Devenons artisans de la non-violence" et achète pour 6000 € une page de publicité dans Corse- Matin. Le texte est dense mais il explique ce qu’est la non-violence, les formations et les aides proposées. Ce pari financier risqué s’avérera gagnant : cela lance beaucoup de débats dans l’île et beaucoup de demandes en retour, bien au-delà de ce qu’ils espéraient.
La corse fait sa révolution non-violente
Des conférences sont organisées pour parler de non-violence, puis des formations spécifiques sont mises en place, visant en particulier le public scolaire. En quatre ans, 6200 personnes les ont suivies, ce qui place la Corse en tête des régions sur ce sujet. Depuis trois ans, une Université de la non-violence a fait venir de nombreux intervenants de la mouvance [10].
En octobre 2013, la commune de l’Ile-Rousse a lancé une rencontre de trois jours sur la non-violence. Mille enfants y ont participé. Ils en sont ressortis transformés. Ils ont redécouvert que jadis, dans chaque village, un "paceru" — un sage faiseur de paix — aidait à la résolution des conflits. Ils ont compris que l’on peut vivre un conflit sans violence. Ils ont pu débattre du dicton corse : "Mieux vaut mourir que tuer". Ils ont compris que la violence, dans un conflit, est une complication.
Jean-François Bernardini définit les événements d’Aléria de 1975 comme "un Larzac sans Lanza del Vasto" : la lutte des paysans était juste mais, comme bien souvent, la présence d’un seul fusil, a été une aubaine pour l’Etat. Celui-ci en a profité pour faire monter la tension, jusqu’au drame. Edmond Siméoni, médecin, à l’époque à la tête de l’action aux côtés des paysans, a ouvert aujourd’hui sur son blog un débat sur la non-violence dont il se dit partisan.
Le succès des formations sur la non-violence en milieu scolaire a reçu une juste reconnaissance : le 12 avril 2013, le recteur de l’académie de Corse a invité l’ensemble des responsables d’établissements scolaires à participer à l’action "Devenons des artisans de la non-violence". La mise en place d’un programme para-scolaire, à la rentrée 2014, a été l’occasion de proposer de nombreuses activités autour de la non-violence.
Le débat est remonté au niveau des élus et une commission a vu le jour… mais elle s’appelle "violence". Auditionné par cette commission, Jean-François Bernardini a gentiment "interpellé" les élus sur le choix du nom : "S’il s’agissait d’une commission sur l’économie, est-ce que vous l’appelleriez ’banqueroute’ ?"
Sauver la langue corse
Après deux siècles de domination coloniale, le corse n’est plus parlé que par une minorité d’habitants [11]. C’est pourtant une richesse, non seulement pour la réappropriation de la culture de l’île, mais également pour les relations internationales. Jean-François Bernardini rappelle que les bilingues précoces ont plus de facilité pour apprendre d’autres langues : il en parle lui-même cinq !
Aujourd’hui, le corse est réutilisé dans certaines circonstances : émissions de télé [12], panneaux de circulation en deux langues, cours de langue dans certaines écoles… Toutefois, cela n’inverse pas la tendance, car c’est une société toute entière qui vous apprend une langue, et pas seulement un cours "facultatif".
Intervenant dans un lycée, Jean-François Bernardini demande devant une assistance de 120 élèves de 14 à 19 ans, venus dans le cadre d’une formation sur la non-violence, combien d’entre eux parlent une autre langue que le français : dans la salle, il y autant de mains qui se lèvent pour la langue arabe que pour le portugais ou le corse ; sept ou huit à chaque fois. Merveilleuse diversité. Tous les autres ne parlent que le français. Et pourtant , à la question posée plus tard de traduire une simple phrase de 6 mots en langue corse, « hè megliu à more ch’è tumbà », plus un seul doigt ne se lèvera ! Le linguicide programmé est-il bien là ?
Relocaliser l’économie
La non-violence lutte contre la résignation, contre la dépolitisation, pour des démarches collectives plutôt qu’individuelles… Jean-François Bernardini, qui a le sens de la formule, affirme qu’au niveau économique, "nous risquons de mourir de soif à côté d’une fontaine."
L’Association pour une fondation de Corse, dans son programme Terranea a donc aussi développé un pôle "environnement" qui encourage des jeunes à miser sur les potentialités locales au service de l’autosuffisance alimentaire, pour y créer leur emploi. L’association a déjà permis l’installation de bergers caprins, la remise en état de châtaigneraies, et la remise en production d’une exploitation d’oignons de Siscu dans le Cap Corse (au nord de l’île).
De même que la musique permet d’avancer les bras ouverts, Jean-François Bernardini pense que la non-violence est un moyen d’ouvrir les bras. L’Afc-Unmani a donc aussi des actions d’aides internationales : soutien au peuple Sarayaku en Amazonie, lutte contre le travail-esclave au Brésil, initiation à la non-violence dans le milieu du foot (avec l’AS Saint-Etienne)…
Les sympathisants se multiplient : sur l’île, mais aussi beaucoup dans le milieu de la non-violence et parmi le public du groupe I Muvrini. Plus de 3000 citoyens assurent une pérennité fragile mais obstinée et le capital cumulé dépasse 400 000 € [13].
Jean-François Bernardini a été enchanté par la publication, à l’automne 2013, d’un numéro d’Alternatives non-violentes sur la non-violence en Corse, un regard "tiers" et il estime très positive la production d’une revue comme Silence, qui s’intéresse aux alternatives, aux réalisations saines de la Corse, loin des clichés.
Pour aller plus loin
■■ La Corse invisible, Jean-François Bernardini, Agfb, 2013
■■ Non-violence day 2013, Jean-François Bernardini, Agfb, 2013
■■ Lettre à Madame Erignac, Jean-François Bernardini, Albiana, 2003
■■ Corse, terre de non-violence ? Alternatives non-violentes, 3e trimestre 2013
■■ Le Piège d’Aléria, Edmond Siméoni, Jean-Claude Lattès, 1975
■■ Association pour une fondation de Corse, Fundazione di Corsica,
BP55, 20416 Ville di Petrabugnu cedex,
tél : 04 95 55 16 16, afc@afcumani.org,
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