Montrer de manière chiffrée qu’il est possible de nourrir la population française en 2050 (71 millions de personnes), tout en luttant contre le changement climatique et en respectant la fertilité des sols, la qualité des eaux et la biodiversité ; tel était l’objectif que visait l’équipe de Solagro en développant le scénario Afterres2050 (1). Il fallait une réponse concrète à la question : Disposerons-nous des surfaces nécessaires pour nourrir la France à l’horizon 2050 ?
Food… Fuel & Fiber (2)
« Nous sommes partis des besoins nutritionnels (les nôtres et ceux des animaux d’élevage) avant d’envisager les moyens de production », explique Christian Couturier, co-auteur du travail. L’équipe est partie de l’hypothèse qu’il faudra donc, d’ici 2050, réduire de 25 % notre consommation de protéines, diviser par deux notre consommation de viande et de produits laitiers, réduire la part du sucre dans notre alimentation (« supprimer l’équivalent de quatre morceaux de sucre par jour sur les vingt ingérés aujourd’hui »), et éviter 60 % du gaspillage actuel. Une fois ces conditions posées, les objectifs seront atteints en mettant en place un mélange d’agriculture et de sylviculture très polyvalentes. Par exemple, la culture principale — blé ou autre — sera systématiquement accompagnée d’arbres (agroforesterie), de cultures associées ou de cultures intermédiaires. L’agriculture conventionnelle disparaîtra vers 2030 et laissera progressivement la place à un mélange de production intégrée (3) et d’agriculture biologique. Le cheptel bovin sera divisé par quatre (!), la surface des vergers augmentera de 25 %, les vignes baisseront de 11 % (et la consommation de boissons alcoolisées de 26 %). Quant au maraîchage, il produira 600 % de légumes en plus !
Une partie de l’alimentation animale provient actuellement du continent américain (soja, maïs). Mais en 2050, les importations de soja et de tourteaux dérivés (4) en provenance des Amériques seront totalement supprimées.
Toutes ces évolutions permettront de libérer dès 2025 cinq à huit millions d’hectares de terres, qui pourront être utilisés pour la production de matériaux et d’énergie. Des agrocarburants ? Oui, à condition de répondre à la demande alimentaire d’abord. Mais si l’on envisage sérieusement l’arrêt progressif des importations de pétrole, alors la France, et même l’Europe, devront se remettre à produire leur propre énergie. Ainsi, Afterres2050 a été couplé au scénario énergétique Négawatt élaboré en 2011 (5), qui est à l’heure actuelle le modèle de transition énergétique le plus crédible : sortie du nucléaire et des énergies fossiles avant 2050, bouquet d’énergies renouvelables, et surtout sobriété et efficacité énergétique. « Nous avons trouvé beaucoup de niches de biomasse exploitables qui n’entrent pas en compétition avec l’alimentation, en particulier dans les forêts et les pâturages. » Dans une trentaine d’années donc, une grande partie des déjections animales et de la biomasse sera transformée par la méthanisation, ce qui permettra à l’agriculture de produire l’énergie dont elle aura besoin pour fonctionner, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.
Un scénario pas si révolutionnaire que ça
Afterres2050 propose un virage serré, certes, mais continu, vers l’horizon 2050. C’est une trajectoire considérée comme linéaire par les scientifiques, soit un changement progressif de notre agriculture en 35 ans. Une vision pas forcément partagée par le public. Car, au cours de sa tournée, en 2013, l’équipe de Solagro a effectué plus de 100 réunions et touché plus de 5000 personnes. « Les agriculteurs y voient un scénario extrême et, pour les citoyens, c’est une véritable rupture ! C’est très intéressant, car nous avons veillé justement à ne pas faire d’hypothèses extrêmes pour pouvoir avoir un vrai débat avec la population. Mais les réactions ne sont pas agressives, car nous expliquons tout et proposons des alternatives. » Le scénario soulève également beaucoup d’enthousiasme. Les « ça prouve ce qu’on disait ! » et les « enfin ! » ne sont pas rares…
Au niveau politique, pour l’instant, quatre conseils régionaux prévoient de décliner le scénario à l’échelon local : la région Centre, l’Île-de-France, la Picardie, et Rhône-Alpes.
L’originalité du scénario est qu’il permet d’aller au-delà des expériences locales alternatives, de les connecter à des enjeux plus globaux. C’est surtout un très bon point de départ pour un véritable débat sur la transition. « Nous avons fait un modèle pour pouvoir discuter de la complexité et des détails d’une telle transition. Grâce à un tel outil, la société peut se réapproprier le débat, il n’y a pas que le monde agricole qui s’empare de la décision. »
P. S.
(1) Le rapport Afterres2050 est disponible sur le site de Solagro, www.solagro.org. Cette association, basée à Toulouse, est spécialisée dans la réalisation d’écobilans et d’études sur les énergies renouvelables.
(2) Nourriture, carburant et fibres végétales, trois débouchés de l’agriculture.
(3) Des produits chimiques en faibles quantités et juste quand il faut.
(4) Les tourteaux sont ce qui reste des graines ou fruits d’oléagineux, une fois retirée l’huile. Ils sont utilisés en alimentation animale.
(5) www.negawatt.org. Voir également le dossier de Silence du no 309, « Objectif Négawatt ».