Dossier Alternatives Transition

Les systèmes alimentaires de demain ne ressembleront pas à ceux d’aujourd’hui

Guillaume Lohest

Dans Nourrir l’Europe en temps de crise (1), Pablo Servigne dessine un tableau qu’on a l’impression de voir en entier pour la première fois, inquiétant et stimulant car le temps des catastrophes est déjà là, mais aussi l’immense réseau des expérimentations concrètes. Comme il aime à le rappeler, « la grande transition a déjà commencé. Il suffit de se pencher pour l’observer ».

Silence : Demain, avec du pétrole cher, nourrir les villes sera-t-il un problème crucial ?

Pablo Servigne  : En cas de rupture des systèmes alimentaires, cela signifiera concrètement une démondialisation, donc une réduction des chaînes de transport. Il va falloir produire de plus en plus près du lieu de consommation. Pour les grandes villes, évidemment, cela pose un problème. La densité de population y est très forte, et l’on ne peut pas produire toute la nourriture dans la ville. La première chose essentielle à faire, c’est donc de sécuriser les ceintures alimentaires. Autrefois, autour des villes, par exemple Paris, il y avait énormément de vergers, des maraîchers productifs… Traditionnellement, les villes se sont installées dans des zones de bonnes terres agricoles ; or on est en train de les bétonner, de faire des centres commerciaux, ce qui est grave. C’est un manque de logique et de bon sens. Les sécuriser, cela veut dire les maintenir là où elles existent encore, et les recréer là où elles ont disparu. On peut aussi partiellement imaginer produire en ville, intra-muros.
Cultiver dans les parcs, sur les friches, sur les toits, sur les balcons, dans des potagers collectifs… Cela se fait déjà. On observe un mouvement de retour de l’agriculture urbaine dans les pays industrialisés. Dans les pays du Sud, cela existe depuis longtemps. En Asie, en Afrique, l’agriculture urbaine est très présente. Il y a bien sûr le problème de la pollution des sols, cela se traite. Mais il faut être clair sur le fait que la production alimentaire urbaine ne pourra jamais être plus qu’un complément. On peut faire des légumes, des fruits et des plantes médicinales en ville, mais pas des céréales. C’est déjà essentiel, mais ce n’est pas tout. La production alimentaire en ville est donc forcément un « complément alimentaire ».

Vers un exode urbain

Ce qui risque d’arriver aussi, c’est un exode urbain. Après les premiers chocs graves, les personnes les plus fragiles, les plus sensibles vont peut-être se mettre à quitter les villes. Ce mouvement a déjà commencé. Il y a parmi les jeunes, et même dans toutes les générations, beaucoup de néoruraux, des gens qui s’installent dans des écovillages, des écohameaux, qui souhaitent retrouver une plus grande autonomie alimentaire. C’est un mouvement assez vaste, déjà perceptible dans nos pays. Je pense qu’il va s’accélérer. Bien sûr, tout le monde ne va pas quitter les villes, mais je crois que le nombre d’urbains va diminuer, et non augmenter comme le prédisent les experts de l’ONU. Le visage des villes va changer : on va amener de la campagne en ville et amener de la ville à la campagne.

Qui sont ces néoruraux soucieux de retrouver une certaine autonomie alimentaire ?

Pour les désigner, j’emprunte à Agnès Sinaï le terme de « nimaculteurs » (2). Ce sont donc des gens qui n’ont pas été élevés à la campagne, diplômés ou non, qui se mettent à cultiver parce que les circonstances l’exigent. On connaît l’exemple de Cuba, pays de surdiplômés, où les avocats, les médecins, les musiciens, se sont mis à cultiver des potagers en ville par nécessité. On va donc vers un retour aux métiers agricoles, aux métiers paysans, pour des gens qui n’ont pas été formés là-dedans. La bonne nouvelle, c’est que cet apprentissage se fait beaucoup plus facilement car ces nouveaux paysans n’ont pas été déformés par l’enseignement de l’agronomie industrielle, classique. On apprend d’autant plus vite l’agroécologie, sans besoin de passer par un « désapprentissage » de certaines aberrations de l’agronomie conventionnelle.
En Espagne, à Madrid, nombreux sont les jeunes en situation précaire qui ont construit de petits systèmes alimentaires, qui sont partis dans les banlieues retrouver des terres agricoles désertées. Ils y ont retrouvé, soit ces terres abandonnées, soit des personnes âgées qui étaient ravies de voir arriver des jeunes. Ils viennent avec leurs rastas, leurs cheveux longs, leurs idées et leurs bébés. Les anciens, constatant cela, disent : « Mais enfin, vous ne savez pas cultiver…  » Il y a une période d’adaptation, de frictions parfois même, mais globalement les campagnes se repeuplent et cela fait l’affaire de tous. Ce n’est pas toujours un processus évident, mais il n’y a pas le choix.

À quoi ressembleront les paysans du futur ?

On ne sait pas qui ils seront, mais on sait qu’ils seront nombreux. S’il n’existe plus d’énergie fossile abondante et bon marché, alors il faudra énormément de main-d’œuvre. Petit calcul : on pourrait avoir besoin, d’ici quinze ou vingt ans, en Europe, de 120 millions d’agriculteurs, dont la majorité sera forcément « non issue du monde agricole ». Cela signifie deux fois la population de la France… Ce chiffre est une extrapolation de la situation cubaine, où 20 à 25 % de la population travaillent la terre dans un contexte d’après transition énergétique (3). On peut être à peu près sûr, en tout cas, que les gens qui nous nourriront à l’avenir ne seront pas les agriculteurs d’aujourd’hui. Parce que ceux-ci utilisent des techniques industrielles condamnées à disparaître, parce qu’ils sont beaucoup trop peu nombreux, et parce que malheureusement ils risquent d’être de plus en plus touchés par des cancers dans les quinze prochaines années. On peut en déduire que les gens qui vont nourrir l’Europe dans quinze ans sont déjà nés, mais ne savent pas encore que ce sont eux qui vont le faire.

Décisif : l’imaginaire

Pour cela, la transition doit être accompagnée par des politiques fortes venant d’en haut, mais appuyées par une puissance d’action qui vient de la base, de la nécessité, des citoyens. Il doit y avoir une convergence entre les deux mouvements, entre une planification à large échelle et le mouvement citoyen de la base, par choix ou par nécessité. Sans cette convergence, aucune transition n’est possible. Mais bien davantage que les questions techniques, que les rouages politiques, que les leviers économiques, fiscaux qu’on pourrait mettre en place pour la transition, ce qui est décisif, ce sont les déclics dans l’imaginaire. Techniquement, politiquement, il existe quantité d’outils envisageables. Si dans le monde politique, et parmi les citoyens, on reste bloqué dans l’imaginaire du progrès linéaire, c’est impossible. Il doit y avoir des ruptures, pas seulement dans les systèmes alimentaires mais aussi dans l’imaginaire collectif.

La transition serait donc davantage une affaire culturelle qu’un problème technique ?

Oui, c’est même le cœur de la transition. D’abord on fait un travail dans la tête, dans l’imaginaire. Il faut traverser la phase de déni, se remettre à imaginer l’avenir. Cela m’a pris des mois de parvenir aux conclusions du livre, qui me semblent aujourd’hui évidentes et sont ici énoncées en quelques minutes. Il y a donc un décalage énorme entre la réception des informations rationnelles et le déclic culturel. Il faut d’abord labourer les imaginaires, en même temps qu’on passe à l’action. Les deux se nourrissent. Chacun fait sa transition en quelques mois, en quelques années… Le temps passe et j’ai de plus en plus de doutes quant à la possibilité d’une transition douce. Douce, à mon avis, c’est un euphémisme et cela n’arrivera pas. Ou peut-être sera-t-elle douce ici et là, par endroits, et plus radicale ailleurs…

Les techniques agricoles de demain

Projetons-nous en 2030, dans un monde post-industriel où la transition aurait été réussie… À quoi ressemblera une ferme typique ?

Une ferme typique serait en polyculture-élevage, avec différents plans de production par unité de surface. Donc, en gros, c’est le contraire des monocultures : beaucoup de main-d’œuvre, beaucoup de micro-agriculture hyperintensive, un retour de la traction animale. Dans les grandes lignes, il va falloir produire beaucoup, et sans énergie fossile abondante. Il faudra produire à la campagne, avec un climat modifié, c’est-à-dire des événements extrêmes, parfois dangereux et, surtout, inattendus. Il faut souhaiter voir apparaître des agroécosystèmes basés sur les plantes ligneuses, les vivaces, les arbres et arbustes. L’arbre pourrait revenir au cœur des agroécosystèmes : parce qu’il a des racines profondes, parce qu’il joue un rôle de tampon vis-à-vis des aléas climatiques. L’arbre est plus solide et tout aussi productif que les cultures annuelles. Mais cela veut dire que si des chocs surviennent à l’horizon 2020-2030, ce qui est très probable, ces arbres doivent être plantés… maintenant. Donc, si l’on veut une transition douce vers des nouveaux agroécosystèmes productifs à l’avenir, dans un climat instable et sans énergie abondante, la priorité, c’est de planter des arbres. Aujourd’hui.

La plupart de tes propositions sont inspirées par la permaculture et l’agroécologie, pourtant ton livre n’est pas la défense d’un modèle contre les autres.

J’ai choisi une autre approche, en effet. Je pense que les étiquettes sont des freins. Il ne faut pas avancer avec un seul modèle car, même s’il est bon aujourd’hui, il peut s’avérer moins bon demain. D’autres étiquettes, ou modèles, ou manières de penser qui aujourd’hui ne sont pas efficaces ou à la mode peuvent s’avérer très utiles à l’avenir. L’inattendu nous oblige à disposer d’une boîte à outils extrêmement fournie avec un maximum de possibilités de faire renaître des idées. La pire des choses à faire est d’imposer une solution. Je préconise de cultiver la diversité des modèles, des étiquettes.

Cela a très peu de chances de se produire…

Pourquoi ? On n’est jamais à l’abri des bonnes nouvelles. C’est aussi cela, le message de mon livre. Il y a des catastrophes, oui, mais l’imaginaire de rupture permet d’envisager des ruptures dans le bon sens. Autrement dit, la rupture des systèmes actuels permet de les déverrouiller instantanément, ce qui laisse la place pour d’autres alternatives, d’autres petits systèmes qui peuvent émerger.

verrous, vers où ? ouvert ? ou vert !

Quelqu’un qui arrive avec une idée nouvelle sera freiné par toute la filière. Attention, ce n’est pas conscient, ce n’est pas un grand complot… C’est structurel : le système est verrouillé à l’innovation technique alternative. Mais pas seulement technique. Il y a aussi des verrous économiques, politiques, sociaux, psychologiques, culturels… Et le cœur de la transition, c’est de parvenir à démêler et à comprendre les mécanismes de ces verrous, pour ensuite trouver des leviers de déverrouillage. Évidemment, la manière la plus facile, la plus rapide de faire sauter le verrou, c’est l’effondrement du système. Mais c’est la plus risquée aussi. On peut déjà observer des petits effondrements de certains pans du système, une mosaïque de petites émergences. Prenons l’image d’un grand chêne qui fait de l’ombre à de petites plantules. Les petites plantules ne peuvent croître et se développer qu’à la mort et à la chute du grand chêne.

Les consommateurs sont, eux aussi, verrouillés…

Culturellement, oui. Par exemple, nous avons de moins en moins de temps, nous nous dirigeons de plus en plus vers les plats préparés. De ce fait, nous donnons de plus en plus de pouvoir à l’agro-industrie. Nous perdons notre autonomie sur notre nourriture à cause de ce manque de temps, de cette course en avant qui est un problème culturel et nous imprègne psychologiquement. Un autre verrou : la consommation de viande, très fortement installée dans l’imaginaire. Ou encore ce stéréotype très répandu qui associe la consommation bio à une niche pour « bobos ». Cela renforce le statu quo, le fait que les changements de comportement n’arrivent pas. Chacun a tendance à rester bien installé derrière ses « petits verrous ».

D’où as-tu tiré les propositions du livre ? Quelle a été ta démarche de recherche ?

Comme dans le mouvement de la transition, j’ai été frappé par le fait que deux grands problèmes nous arrivent frontalement : le climat et le pic pétrolier. Si on les met ensemble, on se rend compte que tout va être bouleversé. Ça, c’est de l’ordre de l’intuition. Ensuite, il y a plusieurs manières de creuser ces pistes et de partir à la recherche de solutions, de chemins de traverses, d’espoirs pour l’avenir. Ma méthode, parce que j’ai été formé à la recherche et à l’agronomie, a consisté à compiler les publications scientifiques à l’appui du constat des crises, et celles qui se situaient déjà dans la prospective, qui proposaient déjà des méthodes pour répondre à ces crises.
J’en ai trouvé beaucoup ! Les travaux scientifiques qui corroborent toutes les crises sont très nombreux. Les constats sont accablants. Pire, certaines publications évoquent à présent ouvertement des ruptures, l’effondrement des systèmes industriels. J’ai découvert aussi des publications scientifiques qui se situent déjà dans le monde d’après, post-pétrole, et qui innovent, qui sont déjà dans les systèmes alimentaires de demain, par exemple dans le champ de l’agroécologie mais pas uniquement.
J’ai été sur le terrain, et j’ai vu ces dernières années qu’il existe un foisonnement d’expériences concrètes, qui se situent déjà, elles aussi, dans une perspective de transition voire de rupture. En fait, si l’on n’a pas conscience des ruptures, ces expérimentations de terrain passent inaperçues, on ne comprend pas ce qu’elles font. Une fois qu’on a compris qu’on se situe dans un imaginaire de rupture, on se rend compte qu’elles sont nombreuses et qu’elles font « réseau ». Elles font aussi « rhizome » parce qu’elles sont souterraines et radicales. Tout ce mouvement-là est très puissant ; il faut le rendre visible, le préserver, le bouturer, en prendre soin. Les germes de l’avenir sont déjà là : c’est le côté lumineux du livre, tourné vers l’action.

Propos recueillis par Guillaume Lohest

(1) Pablo Servigne, Nourrir l’Europe en temps de crise, Éditions Nature & Progrès, Namur, 2014.
www.natpro.bewww.nourrirleurope.eklablog.com. Il s’agit de la version corrigée et augmentée, pour le grand public, d’un rapport scientifique réalisé pour le groupe Les Verts/ALE au Parlement Européen.
(2) NIMA non issus du monde agricole ») est un acronyme utilisé par les chambres d’agriculture.
(3) Par comparaison, on ne compte plus que 0, 08 % d’agriculteurs en Ile-de-France et un maximum de 2, 44 % dans le Limousin (source : France-Statistiques 2014, http://www.fr-stats.com).

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