Le retour de la sécurité alimentaire en Europe
Il peut paraître décalé, voire absurde, d’aborder le thème de la sécurité alimentaire dans une région industrialisée qui n’a pas souffert de grande famine depuis plus de 60 ans et dont les taux d’obésité ne font qu’augmenter. Cela peut même paraître obscène alors que des millions de personnes ne mangent pas à leur faim sur d’autres continents. Et pourtant…
Un système puissant… mais très vulnérable
Presque toute notre alimentation repose sur le système alimentaire industriel. Non seulement celui-ci contribue à un ensemble de catastrophes que subissent notre planète et nos sociétés (réchauffement climatique, destruction des écosystèmes, disparition des agriculteurs, mise en danger de la santé des populations et, enfin, gaspillage immense) mais, en retour, ces crises affectent le système de manière inquiétante, au point de le rendre très vulnérable. Ainsi, il pourrait être sérieusement perturbé par un climat de plus en plus agressif et imprévisible, des pénuries imminentes d’énergies fossiles, de minerais ou d’eau, des crises économiques globales, ou même par sa structure trop centralisée et interconnectée.
Des ruptures systémiques
La nouveauté est de constater que toutes ces menaces interagissent et peuvent avoir un effet domino qui, potentiellement, déstabiliserait rapidement et globalement l’ensemble du système. Penser la sécurité alimentaire de l’Europe implique donc d’adopter une pensée systémique et transdisciplinaire, et de traiter les crises simultanément dans un laps de temps très court. Dans cette optique, il devient assez évident que des politiques de statu quo mettent en danger la stabilité et la pérennité du système alimentaire industriel, c’est-à-dire la survie de notre civilisation. Cela est confirmé par le cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru en avril 2014, où il est annoncé que nous risquons, « avec une grande certitude », une « insécurité alimentaire et un effondrement des systèmes alimentaires ». Si cela est valable pour l’ensemble du globe, il n’y a pas de raison que l’Europe soit épargnée.
L’interaction entre les crises globales augmente donc considérablement les chances de dépasser un seuil critique qui mènera à des changements globaux. Comme l’a montré une étude parue en 2012 dans la revue Nature (1), il se peut même que nous soyons très proches d’un seuil critique irréversible, à l’échelle de la planète.
Ainsi, la combinaison de toutes ces crises et ses effets multiplicateurs rendent donc plausibles et même probables des changements de société très rapides, voire des effondrements. Les études scientifiques arrivant à cette conclusion sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus convaincantes, il ne s’agit là nullement d’une hypothèse farfelue ou isolée. Les systèmes alimentaires industriels, en étant fortement connectés au climat, aux écosystèmes, au système de production d’énergie et d’eau, et à l’économie, sont donc au cœur de cette problématique. C’est bien là tout le problème.
Le système est verrouillé
Il est aujourd’hui démontré que des systèmes alternatifs d’agriculture, comme l’agroécologie, peuvent avoir un rendement à l’hectare comparable ou même supérieur à l’agriculture industrielle, tout en reconstruisant les sols et les écosystèmes, en diminuant les impacts sur le climat et en restructurant les communautés paysannes. Le réseau d’agriculture « organique » de Cuba a reçu en 1999 le prix Nobel alternatif (Right Livelyhood Award) pour l’avoir démontré de manière concrète et à grande échelle.
Alors pourquoi l’agroécologie, la permaculture, l’agriculture biologique, la biodynamie et les autres systèmes alternatifs ne décollent-ils pas ? Les économistes et les sociologues de l’innovation expliquent cela par un phénomène appelé lock-in. Il s’agit du verrouillage d’un système technique (par exemple l’agriculture) dans un paradigme technologique unique (par exemple les pesticides) dont il est ensuite difficile de sortir. Plus ce système dominant se renforce, plus il a les moyens de conserver sa domination, créant ainsi un verrouillage par auto-renforcement. Il empêchera mécaniquement l’émergence d’autres petits systèmes à la marge. Plus précisément, il découragera les acteurs de s’orienter vers des techniques qui ne correspondraient pas au standard productif. Malheureusement, les verrous ne sont pas que d’ordre technique, il existe aussi des verrous économiques (concentration d’acteurs), politiques (droits de véto, bureaucratie, lobbies, etc.), ou culturels (habitudes alimentaires).
La transition a déjà commencé
La résilience : un guide
Selon Dennis Meadows, co-auteur du fameux rapport au Club de Rome de 1972, en tournée en Europe en 2011 suite à la mise à jour du rapport, « il est aujourd’hui trop tard pour le développement durable. Le temps est à la construction dans l’urgence de petits systèmes résilients ». Résilients ? Oui, qui maintiennent leurs fonctions malgré les chocs. Comme le roseau qui plie, et à l’inverse du chêne, résistant, mais qui finit par casser. Voir article p. XXX En réalité, la résilience est un concept qui ne devient compréhensible (et audible) que si l’on a pris acte des catastrophes et de la possibilité croissante d’un avenir imprévisible et déstabilisant. Ce qui est le cas des mouvements en faveur de la décroissance et de la transition, ainsi qu’en permaculture.
L’agriculture : réparatrice, solaire, urbaine et intensive en main-d’œuvre
Une activité agricole d’avenir est condamnée à être responsable non seulement de la production alimentaire, mais aussi de la restauration des fonctions des écosystèmes. Le métier d’agriculteur sera un métier de réparation : par ses pratiques, il devra produire en quantités suffisantes et aura pour tâche de dépolluer et relancer la vie des sols, tamponner le climat, voire stocker du CO2, et même enrichir la biodiversité de ses agroécosystèmes.
Mais nous n’avons que très peu de marge de manœuvre, l’agriculture de demain devra se contenter des énergies renouvelables. Les écosystèmes naturels vivent uniquement grâce à l’énergie solaire. L’agriculture devra donc s’adapter, en y ajoutant des énergies renouvelables telles que le vent ou la méthanisation à partir de biomasse, ainsi que du travail humain et animal. Rester dans les limites du flux solaire est donc un principe de l’agriculture de demain.
A l’avenir, il y aura probablement une multitude de petits systèmes alimentaires et non plus un seul système dominant ; les réseaux de distribution seront bien plus courts et apporteront aux citadins les produits d’une agriculture urbaine émergente et très innovante. La production urbaine ne suffira toutefois pas à nourrir les citadins, et nécessitera la (re)mise en culture et la sécurisation des ceintures périurbaines, ainsi que la revitalisation des campagnes.
Un plein d’essence vaut, selon l’intensité de l’effort, entre 1 et 10 ans de travail humain (2). Lorsqu’on connait les limites de la production d’énergies fossiles, on prend conscience de l’ampleur de la tâche qui nous attend. Produire sans pétrole, c’est donc produire avec la tête et les mains. L’agriculture de demain sera intensive… en main-d’œuvre et en connaissances !
Graines du futur
…en ville
Het Open Veld, Leuven (Belgique). Créé par Tom Troonbeeckx, en zone périurbaine près de Leuven, Het Open Veld produit des légumes toute l’année sur 1. 3 ha et propose au total 120 espèces et 200 variétés. Il fournit des fruits et légumes à 220 personnes qui paient chacune 200 € par an pour pouvoir venir cueillir leurs produits selon leurs besoins (gratuit pour les moins de 6 ans, et « âge x 10 » pour les enfants de 6 à 18 ans). Grâce à son approche agroécologique, ses cultures sont très denses et 60 m2 par personne suffisent. Tom a remboursé ses terres en 2 ans, ce qui est inimaginable pour un jeune qui commence en agriculture conventionnelle. Il gagne 2200 € nets par mois et embauche parfois un stagiaire.
… à la campagne
La ferme du Bec-Hellouin (Normandie, France). Sur un sol ingrat et peu fertile de 16 ha, Perrine et Charles Hervé-Gruyer cultivent 4500 m2 en maraîchage suivant un design en permaculture. La « micro-agriculture manuelle » utilisée est quant à elle inspirée des expériences d’intensification qu’Eliot Coleman a menées dans le Maine (Etats-Unis). Sur la ferme, on trouve 2500 m2 de cultures sur buttes en agroforesterie, 650 m2 de serres, une forêt-jardin de 1100 m2, des vergers, des cultures de petits fruits, des pâturages, une boutique, un éco-centre et un four à pain. L’étrangeté et la beauté du lieu attirent de nombreux visiteurs qui profitent d’activités de formation (dont une école de permaculture). La commercialisation reste toutefois assez classique : AMAP, vente directe, grossiste, boutiques, et même un restaurant étoilé. Est-ce économiquement viable ? L’INRA AgroParisTech a mis en place fin 2011 un suivi scientifique de la ferme, montrant ainsi que non seulement les rendements sont exceptionnels, mais le modèle économique est viable : on y travaille moins qu’en conventionnel et on peut créer un emploi à temps plein sur 1000 m2 cultivés !
Pablo Servigne
(1) « Approaching a state shift in Earth’s biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin 2012. http://www.nature.com/nature/journal/v486/n7401/full/nature11018.html (en anglais)
(2) Un plein de 40 litres représente environ 400 kWh. En brûlant cette quantité d’essence, un moteur fournit 132 kWh. L’humain fournit une telle quantité d’énergie en 4 mois de travail agricole intensif (8h/j), un an de travail agricole léger ou de course à pied, 2, 7 ans de pédalage en vélo d’appartement, ou 10 ans de travail manuel.
• Het Open Veld, Tom Troonbeeckx, tél : (en Belgique) 04 77 30 09 65 www.hetopenveld.be
• Ferme du Bec-Hellouin, 1, sente du Moulin-au-Cat, 27800 Le Bec-Hellouin, tél : 02 32 44 50 57, www.fermedubec.com, voir article dans Silence no 396.