La grande taille comme facteur intrinsèque de modernité aurait dû depuis longtemps devenir une question sociologique, nous dit Alain Gras. En effet, nous sommes tombés dans une société de la démesure qui dépasse l’homme. Pour étudier cette notion de taille appliquée aux Etats, je suis repartie des travaux de Kirkpatrick Sale, qui a réalisé l’une des rares études sur l’échelle humaine dans un livre intitulé Human scale (1).
Pour être soutenable, un Etat doit être petit...
A partir de l’examen de la taille des populations et des territoires, Kirkpatrick Sale conclut qu’une nation peut être viable et soutenable avec une population assez petite et qu’elle est, en plus (au vu des autres critères examinés), en mesure de réunir des conditions de formation, de liberté, de santé pour y vivre et y gouverner mieux.
Ces exemples lui permettent de fixer un optimum de population par Etat dans une fourchette de 3 à 5 millions d’habitants.
Par ailleurs, la réussite économique est dépendante de la dimension des Etats. Une grande taille est dans doute un facteur handicapant : les coûts d’administration, de distribution, de transport et d’autres transactions augmentent avec la taille des territoires. Gérer cette complexité sur de grandes distances devient difficile et il s’ensuit que soit les régions périphériques sont délaissées, soit ce sont les régions (plus petites !) qui exercent en réalité le pouvoir !
Enfin, Kirkpatrick Sale nous rappelle ce que l’histoire nous a appris. Il cite une étude d’Arnold Toynbee qui montre que l’étape qui précède l’effondrement d’une société est "sa brusque unification politique en Etat centralisé" (2). Lorsqu’un Etat s’étend, il doit accroître son emprise bureaucratique à l’intérieur et son emprise militaire à l’extérieur : cette expansion demande bien évidemment des financements qu’on ne peut trouver qu’en alourdissant considérablement l’impôt, ou en émettant de la monnaie ; or chacun de ces processus conduit inévitablement à l’inflation et à la misère économique et sociale. Par ailleurs, la richesse censée provenir de la conquête et de la colonisation se fait au prix d’une violence inouïe et de nombreuses guerres.
Les travaux de Leopold Kohr vont dans le même sens. Lui aussi a étudié l’hypothèse selon laquelle dans l’univers social, la première cause de la misère est dû au gigantisme. "Chaque fois que quelque chose tourne mal, c’est que quelque chose est trop grand. Qu’il s’agisse d’Etats, de taux de population dans les villes, d’organismes humains ou d’étoiles, l’accumulation au-delà d’un certain seuil crée l’explosion."
Certes, on peut objecter que les réflexions de K. Sale et de L. Kohr sont incomplètes voire lapidaires. Cependant, elles ont l’immense mérite d’attirer notre attention et de susciter notre réflexion sur cette question de la taille, qui reste à échelle humaine, gérable et maîtrisable par l’homme.
Plus grand, moins démocratique ?
Plus une institution devient importante, moins elle est représentative et plus elle est lourde à gérer ; un Etat tendra généralement à l’accroissement de ses pouvoirs. Il n’est pas rare qu’un Etat, à un moment ou à un autre de son histoire, devienne autoritaire (même en Belgique, nous avons connu, il n’y a guère, une période de pouvoirs spéciaux !). Voilà donc posée la question de la démocratie en lien avec la taille.
Cependant, à l’heure de la mondialisation et du règne de l’OMC, il est devenu difficile de parler de politique sans devoir d’abord parler d’économie et de finance. En effet, face aux grands groupes de la finance et aux multinationales, ces forces à qui la mondialisation profite, les "gestionnaires" politiques des Etats se sont effacés. Que peut un président des Etats-Unis dont l’élection est financée par les multinationales ? Et qui tire en outre sa "légitimité" de 30 % d’électeurs, tant les taux d’abstention sont élevés !
En Grèce et au Portugal, sous la pression des spéculateurs, les gouvernements ont fait le choix de l’impuissance.
Seul un petit pays, ou plutôt une petite population, les Islandais (3), ont osé poser les questions cruciales :
– les citoyens doivent-ils payer pour la folie des banquiers et des spéculateurs ?
– existe-t-il encore une institution liée à la souveraineté populaire capable d’opposer sa légitimité à la suprématie de la finance ?
Par deux fois, en mars 2010 et avril 2011, les Islandais refusent par référendum (à 98 % et 60 % des votants) de rembourser les dépôts de particuliers britanniques et néerlandais à la banque privée Icesave.
Au lendemain du référendum islandais, le très libéral Financial Times se félicitait qu’il soit possible "de placer les citoyens avant la finance " !
Ne pas dépasser certains seuils
Opinion bien peu partagée par les dirigeants européens, si l’on s’en réfère aux propos tenu par le porte-parole de la commissaire à l’agriculture en 2006, alors que 172 régions d’Europe et plus de 4500 entités plus petites se déclaraient "zone sans OGM". Voici ses propos : "Aucune zone sans OGM ne peut être décrétée par la loi. Nous vivons dans un marché unique. C’est le marché qui décide." La conclusion s’impose : le marché est roi, la démocratie n’existe plus !
Manifestement, relocaliser l’économie et décider de ses orientations demande que l’on revienne à plus de démocratie.
Pour cela, nous devons fixer des seuils au-delà desquels ce qui est franchi change de nature (quand, par exemple, de la démocratie on passe à l’autoritarisme des bureaucrates ou des experts) et peut être qualifié de démesuré (des banques commerciales aux banques d’investissement à portée planétaire, de l’économie au service de l’homme aux multinationales...).
Ainsi :
– jusqu’à combien de personnes une société peut-elle aller pour être apte à composer une démocratie directe ?
– combien d’intermédiaires, quelle organisation, quelle étendue (superficie) peuvent nous permettre de voir le bout de nos actes, de nos activités ?
– jusqu’à quelle dimension et sous quelles conditions les systèmes techniques auxquels nous sommes soumis peuvent-ils être maîtrisables par des hommes et des femmes ordinaires ?
En effet, il me plaît de le redire ici, le contrôle de la technique est l’un des enjeux fondamentaux de la démocratie ; la technique n’est jamais neutre et la recherche est l’un des lieux cardinaux où les sociétés se choisissent leur propre avenir.
Préférons de nombreuses sociétés à une société nombreuse !
Poser la question de la taille des établissements humains, c’est non seulement poser la question de la concentration, de la centralisation mais aussi celle de l’uniformisation. La démocratie doit s’alimenter du nécessaire maintien de la biodiversité, qu’elle soit biologique ou culturelle. Car seule la diversité d’aujourd’hui peut assurer celle de demain, en évitant le piège de la vulnérabilité due au rétrécissement des espèces ou des idées. C’est de la rencontre des différences que naissent de nouvelles avancées. "Tout ce qui disparaît appauvrit", disait Jacques Ruffié (4).
Il faut donc préférer de nombreuses sociétés à une société nombreuse ! Les processus d’uniformisation hélas à l’œuvre aujourd’hui, sous prétexte de progrès ou de développement, sont tous mortifères parce qu’ils témoignent d’une volonté de totalitarisme, qu’il soit culturel, économique ou politique. Ces processus passent tous par une volonté de gigantisme et de démesure : mondialisation, multinationales, groupes économiques ou financiers à l’échelle planétaire, communication planétaire, etc. ; le vocabulaire est assez clair.
Sans aller, comme Aristote ou Platon, jusqu’à la démocratie à portée de l’œil ou de la voix, nous devons impérativement revoir la taille des organisations humaines pour les ramener à des dimensions humaines. C’est à ce prix que survivra la démocratie. (5)
Martine Dardenne
Sénatrice honoraire belge, membre fondatrice de Grappe asbl.
(1) « Echelle humaine », livre publié en 1980 en anglais, à New York.
(2) C’est ce qui est arrivé aux empires romain, ottoman, mongol mais aussi aux empires espagnol, britannique, français et portugais.
(3) Nombre d’habitants : Islande : 0, 325 million ; Grèce : 10, 8 millions ; Portugal : 11 millions
(4) Jacques Ruffié, généticien et anthropologue français (1921-2004), auteur notamment de De la biologie à la culture et Traité du vivant.
(5) Article issu d’une intervention lors de la conférence "Démocratie et citoyenneté : une question de taille ?", le 15 novembre 2013 à Namur (Belgique) organisée par le Grappe.