Démocratie participative, mandat tournant, sociocratie, référendums, tirage au sort… autant d’idées a priori séduisantes, dont ce dossier montre cependant les limites possibles. Autant de pistes intéressantes mais qui peuvent se casser les dents sur les pesanteurs liées au fonctionnement de nos institutions et aux intérêts particuliers. Comment ressentir de l’espoir face à cette paralysie, dont témoigne toute personne qui a cherché à entrer dans les cercles du pouvoir représentatif pour le transformer de l’intérieur ?
Un univers où la pesanteur est décuplée…
Entrer dans les rouages de la démocratie représentative, c’est passer par une machine à broyer tout enthousiasme, entrer dans une dimension parallèle où la pesanteur est décuplée. Tant mieux, pourrait-on dire, si cette lourdeur administrative, bureaucratique, institutionnelle agit comme garde-fou empêchant les gens au pouvoir de faire ce qu’ils veulent en toute impunité. Mais cette pesanteur est aussi la garantie du statu quo social et politique, celui de la « démocratie représentative » telle que nous la connaissons, qui n’empêche nullement les plus riches de squatter le pouvoir, les plus puissants d’imposer leurs pollutions et leurs nuisances au nom du profit, et qui soumet la plupart des gens à ces inégalités et cette exploitation contre leur volonté. Il faut alors chercher à sortir de l’évidence de ce qui nous est donné.
Démocratie = élections ?
« Jusqu’au 19e siècle, et durant plus de deux mille ans, il était acquis pour tout le monde que les élections étaient l’antithèse de la démocratie », explique Manuel Cervera-Marzal (1). « Les élections étaient considérées comme une procédure oligarchique de désignation des gouvernants, étant donné qu’en votant, les citoyens se dessaisissent de leur pouvoir au profit des élus. Dans un tel régime, les représentants, qui en réalité ne représentent qu’eux-mêmes et les intérêts de leur classe, sont les véritables gouvernants. Les électeurs sont leurs gouvernés. » Il renchérit : « Décider qui doit décider, comme on le demande aux électeurs, ce n’est déjà plus décider ». Il plaide pour une « relocalisation du pouvoir politique », estimant dans une perspective libertaire que « lorsque certaines questions méritent d’être discutées à l’échelle nationale ou internationale, chaque localité ou région devra alors se doter de mandataires – tirés au sort, révocables, responsables et désignés avec un mandat semi-impératif – qui ne sont donc en rien des ’représentants’ ».
Le vote insuffisant
La démocratie se trouve gravement diminuée par sa réduction au vote, expliquent les auteur-e-s d’un manuel de défense des droits humains en Argentine (2). Du fait qu’il est « l’unique outil institutionnel important qui ait été laissé dans les mains des citoyens, (…) tout le poids de la communication politique formelle a été déposé dans le vote », analysent-ils. Or cet acte ponctuel est inadapté pour assumer tout le poids de la démocratie. Nous sommes tenus de déposer dans un même bulletin l’ensemble de nos opinions, émotions politiques, désirs de changement, frustrations, colères, espoirs, enthousiasmes, peurs… Dès lors, « comment exiger que le suffrage s’interprète d’une forme et non d’une autre, si le même instrument renferme tant de messages, simultanément, de tant de personnes à la fois ? »
Dans ce cadre, on comprend que même un système à la Suisse où les référendums seraient plus nombreux, ne suffirait pas pour sortir de cette impasse. Le problème ici est de réduire la démocratie au résultat d’une décision formalisée par un vote, et non pas au processus de discussion qui y conduit. Ce qui fait la force d’une démocratie, autant que le résultat, c’est le fait d’avoir pris le temps de discuter tou-te-s ensemble de nos peurs et de nos envies, des valeurs qu’il nous semble important de partager, c’est d’avoir, ce faisant, appris à se connaître. C’est le fait d’évoluer ensemble et d’assumer nos désaccords et nos conflits, le fait de s’être pris en compte les un-e-s les autres et de s’être assuré-e-s que personne n’a été laissé sur la touche, que toutes les opinions ont été prises en compte dans la décision finale. Tout autant que la décision, c’est l’inclusion de chacun-e dans la communauté des décidant-e-s qui fait la démocratie.
Passer de l’oligarchie à la démocratie
Le problème est peut-être que nous ne sommes pas actuellement en démocratie, contrairement à ce qu’on voudrait croire. Ce qui ne signifie pas que nous soyons en dictature. « L’idée selon laquelle ’nous ne sommes pas en démocratie’ n’implique aucunement que nous serions en régime totalitaire, dictatorial ou tyrannique », estime Manuel Cervera-Marzal (1). « Cela signifie simplement qu’il faut refuser de nous laisser enfermer dans l’alternative ’démocratie ou totalitarisme’ et qu’il faut donc mobiliser un troisième concept qui permet de caractériser nos régimes politiques comme étant oligarchiques », c’est-à-dire des régimes dans lesquels gouverne une élite, une minorité. Une « oligarchie libérale » qui fonctionne « moins à la contrainte qu’à la persuasion, moins à la force brute qu’à l’endoctrinement idéologique ».
Hervé Kempf développe cette idée dans L’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie (3). Il estime que c’est l’argent qui, en France, caractérise la minorité qui détient les rênes du pouvoir politique et économique. Cette minorité entretient son monopole par des systèmes de cooptation passant par les grandes écoles, cercles et cénacles privés et, bien sûr, par la transmission de la fortune et du capital social et culturel à leur descendance. Femmes, ouvriers, immigrés et jeunes sont les grands absents de cette représentation.
Ce que ne démentent pas Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans La Violence des riches (4), où ils estiment même que « la démocratie française est devenue de fait censitaire, les candidats appartenant déjà aux élites et les électeurs les plus modestes n’allant plus voter » (5).
Des pratiques alternatives de démocratie ?
Partant de là, quelles pistes se présentent à nous pour avancer vers des pratiques plus démocratiques ? Il semble que, comme le montre Martine Dardenne, l’échelle du groupe qui est en jeu est décisive. Plus on l’élargit, plus on rend complexe et lourd le processus, plus les enjeux de pouvoir se cristallisent (6). Néanmoins, il semble que l’outillage à disposition soit plus développé pour ce qui concerne les petits nombres : à quelques dizaines, il est possible de développer des pratiques de consensus assez poussées (7). La coopérative Oxalis, par exemple, expérimente une méthode de vote par cartons de couleur qui permet d’affiner l’avis et la prise en compte de chacun-e, et qui semble bien fonctionner jusqu’à deux cents personnes.
Plus nombreux, les Indignés, en Espagne, ont expérimenté des formes de démocratie directe sur les places occupées. A Barcelone, une assemblée générale regroupait chaque soir jusqu’à 2000 personnes. Se pratiquait alors la règle du vote à main levée au « consensus moins 40 » : en-deçà de quarante avis défavorables (soit 2 %), on estimait que le consensus était assez fort pour remporter la décision. Si la proposition était rejetée, les opposants s’engageaient à participer au groupe de travail qui, au cours du lendemain, travaillerait à formuler une nouvelle proposition qui prenne en compte les objections.
Des groupes travaillent également sur des formes d’assemblée « en marguerite » : un groupe de cinquante délégués/mandataires doit voter à main levée au sein du cercle central. A chaque question qui se pose, chaque mandataire rejoint son propre groupe dans un deuxième cercle qui lui indique la réponse à donner.
Au-delà de cette taille, il convient sans doute de se tourner vers les propositions du fédéralisme et du mandat semi-impératif et révocable, issues de la tradition anarchiste. Des essais de sociocratie sont également expérimentés. Le tout étant de continuer à naviguer dans la bonne direction, vers l’horizon d’une démocratie réelle qui signifie vraiment le pouvoir et l’inclusion de tou-te-s dans une communauté d’égaux.
Guillaume Gamblin
(1) Dans La Gauche et l’oubli de la question démocratique, D’ores et déjà, 2014
(2) El derecho a tener derechos. Manual de derechos humanos para organizaciones sociales, Colectivo de investigación y acción jurídica, http://ciaj.com.ar.
(3) Seuil, 2011
(4) Zones, 2013, p. 87
(5) Le système censitaire est un mode de suffrage dans lequel les seuls électeurs sont les citoyens dont le total des impôts directs dépasse un seuil, appelé cens. Seuls les plus fortunés peuvent donc voter.
(6) Même si le petit nombre n’est pas en lui-même une garantie : la dictature peut commencer à deux.
(7) Voir Silence no 373 : « Le consensus, source d’émancipation ? », et Silence no 262 : « Quelle démocratie ? », articles téléchargeables sur www.revuesilence.net.
Pour en savoir plus :
• Silence no 373, « Le consensus, source d’émancipation ? », novembre 2009
• Silence no 262, « Quelle démocratie ? », octobre 2000
• Silence nos 212-213 « Vers l’écogestion », janvier 1997
• Domenico Losurdo, Démocratie ou bonapartisme. Grandeur et décadence du suffrage universel, Le temps des cerises, 2005. Montre comment le régime parlementaire a été pensé et conçu contre la démocratie.
• Mogen H. Hansen, La Démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Les Belles Lettres, 2003. Sur les institutions démocratiques athéniennes et leur fonctionnement.
• Simon Luck, Irène Pereira, « Délibération et liberté politique dans les organisations anarchistes », Réfractions, no 27 (http://refractions.plusloin.org/IMG/pdf/2710.pdf)
• Uri Gordon, Anarchy Alive, Atelier de création libertaire, 2012. Aborde entre autres les questions de démocratie dans les collectifs militants.
• Marcus Rediker, Pirates de tous les pays ; l’âge d’or de la piraterie atlantique, 1716-1726, Libertalia, 2008
• « Sommes-nous en démocratie ? », brochure téléchargeable sur le site des Renseignements généreux : www.les-renseignements-genereux.org/brochures/439