Le bidonville est discret. Un alignement de bicoques de planches aux teintes délavées que de rares rideaux en dentelle tentent d’égayer, au Nord de Paris. Au-dessus des toitures déglinguées, un pont ferroviaire. Un flot continu de voitures circule à quelques mètres de là : le périphérique et la porte de la Chapelle sont tout proches. Des enfants discutent tranquillement malgré le vacarme des moteurs, renforcé par celui du passage des trains de banlieue, des Thalys et des Eurostar. C’est là que vivent une quarantaine de familles roms de Roumanie. C’est là que vit Petrica (1) et sa famille.
Cet homme de 29 ans partage sa vie avec Doïna, avec qui il caresse l’idée de se marier. Le couple élève cinq enfants : David, 9 ans, des jolies jumelles de sept ans, Speranta et Narcisa-Elena. Et puis il y a Bianca, 5 ans, et enfin Arman venu au monde il y a treize mois à l’hôpital Lariboisière. « Aujourd’hui, j’habite sous le pont avec d’autres Roumains. C’est difficile pour les enfants. Mais maintenant nous devons rester parce que nos enfants vont à l’école ».
Scolariser les enfants, un parcours du combattant
Scolariser ses enfants n’est pas une mince affaire quand on habite dans un bidonville. Cela se complique si les parents ne sont pas allés à l’école eux-mêmes. Rares, ici, sont les familles qui savent qu’elles ont le droit et même l’obligation d’instruire leurs enfants à partir de 6 ans. Petrica, lui, a étudié jusqu’à la sixième et souhaite que ses enfants aillent à l’école. « Pour qu’ils aient une vie meilleure », espère-t-il. Il se rend donc à la mairie pour y effectuer les démarches nécessaires : « J’y suis passé trois fois, mais on m’a répondu que comme je n’avais pas de domicile je ne pouvais pas ».
Effondré devant le refus de la mairie, Petrica se tourne vers « M. Thibaut » (c’est ainsi que Petrica l’appelle), un voisin qui remue ciel et terre pour aider la famille. Ce dernier s’est adressé à la section locale de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), déjà en pourparlers avec la municipalité pour faire valoir le droit à la scolarisation des enfants roms. Car la seule obligation légale qu’ont les familles est la vaccination. Une absence d’adresse n’est pas un critère légal de refus. La mairie a fait circuler l’information à tout le personnel administratif et a ainsi mis de l’huile dans les rouages. Dix enfants ont pu être inscrits depuis la rentrée.
Des nuits à chasser les rats
David, Speranta, Narcisa-Elena et Bianca sont devenus écoliers un matin de novembre 2013. Pour fêter ça, M. Thibaut et sa femme ont offert cartables et fournitures : « Pour que les enfants aient l’impression de faire une rentrée comme tous les autres ». La LDH a donné son adresse pour faciliter les échanges de courrier entre école, mairie, caisse des écoles et la famille. « Les matins d’école, je réveille les enfants à 6 h et je chauffe de l’eau pour les laver, confie Petrica. L’eau, on la récupère à la station d’essence ou dans un square. Les restos du cœur nous donnent du lait deux fois par semaine. Et moi, j’ai acheté du chocolat pour les enfants ».
Pour la cantine, le père de famille a fait une déclaration sur l’honneur de ses revenus. « Mais cela ne règle pas pour autant la question du paiement de la cantine, prévient M. Thibaut. Cette question ne fait que s’ajouter à la longue liste des problèmes quotidiens qui rendent urgente une prise en charge des habitants par une assistante sociale ».
Petrica veille à ce que ses enfants fassent leurs devoirs en sortant de l’école. Ce n’est pas simple, mais depuis quelques jours le bidonville a de la lumière. « Hier matin, j’ai croisé Doïna, elle avait une mine des mauvais jours, raconte M. Thibaut. Elle avait passé la nuit à chasser les rats pour qu’ils ne mordent pas ses enfants. L’une des petites filles qui va à l’école n’avait pas dormi non plus parce qu’elle était morte de trouille ».
A la piscine, pour la première fois
Les jumelles vont à la piscine avec leur classe. Elles n’y avaient jamais mis les pieds auparavant. Quant à David, il devra encore patienter, sa classe n’a pas de créneau cette année.
Petrica souhaite trouver un travail sur les marchés ou dans une société de nettoyage. Tant que les enfants n’étaient pas à l’école, c’était compliqué. Maintenant, il peut le faire. Depuis le 1er janvier, les Roumains n’ont plus de restrictions s’ils veulent travailler. Auparavant, ils pouvaient accéder seulement à une liste limitée d’emplois, avec des conditions d’embauche très dissuasives pour les employeurs (2).
M. Thibaut essaie de convaincre Doïna d’aller à « l’école des parents » pour apprendre à parler français. Mais elle est intimidée, n’ose pas y aller, et puis il y a le bébé… et elle doit aller chercher ses enfants…
Faire et défaire
Le bidonville risque d’être démantelé dans les prochains jours. Un autre bidonville s’installera
certainement un peu plus loin. Durant l’année 2013, les évacuations forcées des Roms étrangers atteignent, selon la Ligue des droits de l’Homme, le nombre de 21 537. Ce qui représente plus de la totalité de la population rom habitant en bidonvilles ou en squats en France, évaluée à 16 949. Autrement dit, c’est comme si chaque Rom avait été déplacé de force au moins une fois dans l’année ! Des chiffres en augmentation par rapport à 2011 et 2012 (3).
« C’est complètement stérile, soupire M. Thibaut. Ces démantèlements ne font que déplacer les populations. Pire, elles les privent du peu qu’elles ont ». Lors de ces évacuations, les pouvoirs publics proposent des chambres d’hôtel pour quelques semaines aux familles. Mais ces hébergements sont la plupart du temps situés en lointaine banlieue. Et tout le travail pour scolariser des enfants est à refaire.
Epilogue
Le bidonville situé entre la porte des Poissonniers et la porte de la Chapelle a été évacué par la préfecture, jeudi 13 mars 2014, à l’aube. La proximité des élections municipales n’est sans doute pas un hasard. Six familles, sur les 80 que comptait le campement étaient encore présentes. Elles ont été conduites dans un hôtel de Saint-Denis, où elles ont séjourné pendant un mois.
Un bus de la RATP a été réquisitionné. Petrica et sa famille étaient dedans. Les enfants n’ont pu se rendre à l’école ce jour-là. Ils portaient sur le dos leur cartable. Pour se rendre à l’école, il faudra prévoir désormais 50 minutes de trajet.
L’évacuation a eu lieu dans le calme. Une dizaine de cars de CRS et une pelleteuse étaient sur place. Les militants présents tentent de maintenir le lien avec les familles.
Nadia Djabali
(1) Le nom de cette famille n’est pas mentionné par souci de discrétion.
(2) Notamment des taxes supplémentaires qui pouvaient augmenter jusqu’à 50 % du salaire brut pour un contrat supérieur à un an.
(3) En 2013, « 165 évacuations perpétrées par les forces de l’ordre, concernant 19 380 personnes, et 22 évacuations suite à un incendie, affectant 2157 personnes. Ces chiffres sont largement supérieurs à ceux recensés les années précédentes, puisque nous avions recensé 9404 personnes évacuées de force par les autorités de leurs lieux de vie en 2012, et 8 455 en 2011 », précise le rapport commun European Roma Rights Centre (ERRC) et LDH.