« Les terras incognitas ne sont plus à chercher sur une carte mais bien dans notre tête. »Jean Petit
L’industrie touristique prospère en garantissant l’absence d’imprévu. Le touriste ne risque rien, sinon de choisir un prestataire de service plutôt qu’un autre. Le voyage d’agrément est devenu une forme morte de déplacement, plus rien n’y survient.
Les conséquences du tourisme mondialisé
Cette fermeture n’est pas le seul écueil du tourisme mondialisé. Les conséquences, écologiques tout d’abord, sont nombreuses : pollutions atmosphériques (5 % des émissions de gaz à effet de serre en 2007), détérioration des espaces naturels ou encore exploitation des ressources. Sur le plan économique, le tourisme rapporte des sommes colossales (mille milliards de dollars en 2011), mais contrairement à ce que l’on croit, l’argent dépensé au Sud bénéficie d’abord aux pays du Nord. Ce sont les investisseurs ou les agences de voyage (situés au Nord) qui dégagent les plus gros bénéfices. Finalement, le tourisme tend à réduire les pratiques historiques et sociales à de simples produits commerciaux. Les singularités culturelles d’un lieu et d’une population, afin d’être assimilées rapidement et facilement par les touristes, sont simplifiées et décontextualisées. C’est ce qu’on appelle la folklorisation de la culture.
De la possibilité de voyager
Face à ces différentes apories, il ne faudrait pas conclure à l’impossibilité de voyager. Bien au contraire. Seulement, il nous faut élaborer des voyages qui respectent la planète et ses habitants, en tenant compte des conséquences de nos actes. « Il faut parler de la création, nous explique Gilles Deleuze, comme traçant son chemin entre des impossibilités [...]. Si un créateur n’est pas pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités, ce n’est pas un créateur. Un créateur est quelqu’un qui crée ses propres impossibilités, et qui crée du possible en même temps. » Ainsi, les impasses du tourisme mondialisé dessinent en creux les chemins à explorer.
Diminuer l’empreinte écologique
Parmi les multiples pistes existantes, la diminution de l’empreinte écologique nous semble incontournable. Le transport joue sur ce point un rôle déterminant car le touriste produit 90 % de son impact environnemental lors de son déplacement. L’avion et la voiture étant les principaux facteurs de ce résultat, c’est d’abord aux plus riches de prendre leur responsabilité. Plus le transport est lent et collectif, plus le bilan carbone est faible. Privilégier les modes de transport les moins polluants, c’est préférer la lenteur à la précipitation, et c’est le meilleur moyen de porter un autre regard sur ce qui nous entoure.
Ces choix sembleront d’une simplicité affligeante à certains et une entrave insupportable à d’autres. Le problème n’est pas seulement personnel, il est aussi politique : les pratiques individuelles préjudiciables écologiquement devraient être débattues collectivement. Malheureusement, dans bien des cas, seul l’aspect économique est pris en compte.
Sortir de la marchandise
Le second point consiste à éviter, autant que faire se peut, les structures touristiques marchandes. Cela implique une nouvelle représentation du voyage, où l’imagination et la débrouille remplacent les échanges monétaires. Que reste-t-il hors des guichets ? Que puis-je voir sans payer ? Qui vais-je rencontrer n’ayant rien à me vendre ? Ces interrogations, si l’on recherche à les éprouver réellement, permettent de faire un pas de côté. Le même pas de côté que dans la bande dessinée l’An 01 (1), celui qui permet d’éviter la queue devant les guichets et de sonner à la porte de son voisin. Dépenser de l’argent ne garantit rien de plus sur le plan humain, intellectuel ou encore culturel, que de voyager sans le sou. L’argent offre autre chose : sécurité, accès à la marchandise et confort.
Sortir de la marchandise, c’est opérer un renversement, concevoir son milieu d’une toute autre manière. C’est habiter le territoire et non plus consommer l’espace : regarder un abribus ou une maison désaffectée comme un endroit pour dormir, supporter les regards suspicieux lors de ses déplacements, faire des rencontres pour manger ou se chauffer. Sortir de la marchandise, c’est passer sous les capteurs, échapper au pouvoir politique et économique pour n’être ni détecté ni productif.
Faire confiance
Le troisième aspect essentiel repose sur la confiance. De façon quasiment mécanique, moins il y a d’argent et plus il y a de l’humain. Des solutions comme les réseaux d’hébergement chez l’habitant, l’autostop ou le camping sauvage démontrent que l’argent et les rapports humains s’excluent. Dans ces trois situations, il faut à chaque fois faire confiance aux gens qui nous accueillent ou nous transportent, supposer que tout se passera bien et qu’on ne se fera pas agresser pendant la nuit. Sans risque, il ne peut pas y avoir de confiance. Une fois les premières appréhensions levées, les rencontres se révéleront d’une très grande richesse et les « risques » bien peu de choses en comparaison.
Ces quelques pistes – parmi tant d’autres – permettraient d’éviter les impasses du tourisme conventionnel tout en réenchantant nos pérégrinations annuelles. Certes, le chemin est semé d’embûches, mais les possibilités du voyage existent toujours. Les terras incognitas ne sont plus à chercher sur une carte mais bien dans notre tête, car la plus grande défaite réside dans la combinaison de la peur et du conformisme. C’est précisément en période de crise que de tels renversements sont envisageables ! Sortir de la peur et du conformisme, c’est éviter les sentiers battus pour se laisser surprendre au gré des hasards et des rencontres, faire du voyage une création plutôt qu’un produit de consommation.
(1) Gébé, L’An 01, Editions du Square, 1972
Jean Petit
Jean Petit est l’auteur de Du tourisme, éditions du Petit véhicule (20, rue de Coudray, Nantes), 2013.