Lorsque l’on se promène dans la ville de Fukushima City, impossible d’oublier que l’on est en zone contaminée. Dans toutes les aires de jeux, d’énormes détecteurs annoncent en permanence les taux de radioactivité auxquels sont soumis les enfants… Mais il n’y a aucun enfant... Autour de la plupart des maisons et des immeubles, il n’y a plus un seul brin d’herbe : les pelouses ont été décapées sur plusieurs centimètres de profondeur et remplacées par des parterres de sable.
Au détour d’une rue, on tombe sur des échafaudages et des ouvriers toujours en train de gratter les sols, ou de nettoyer un toit au pinceau, avec pour seule protection un masque en papier.
“Cela fait presque trois ans depuis la catastrophe, et c’est seulement maintenant qu’ils viennent !” tempête Masataka Ogada, 62 ans, qui vit dans cette petite maison avec son père. Comme Masataka, de nombreux japonais dans la ville de Fukushima sont mécontents de cette politique de décontamination. Nombreux attendent toujours celle de leur maison… Les habitants qui ont bénéficié de la décontamination ne sont pas forcément les plus heureux. Ils ont eu le droit en échange à un joli cadeau : un gros cube de terre recouvert d’une bâche de plastique bleu. Car impossible pour le gouvernement de stocker toute la terre contaminée, chaque propriétaire est donc prié de garder dans son jardin cette œuvre d’art à la gloire du nucléaire.
"J’ai décidé de tout arrêter"
Plus loin dans la ville, vous trouvez la petite exploitation maraîchère bio de Yoko Sudo, avec des rangées de légumes et des serres. “Avant le tremblement de terre, je cultivais quarante variétés de légumes différents sur mes deux terrains, devant et derrière la maison familiale” raconte la jeune agricultrice qui s’était lancée dans le maraîchage à Fukushima en 2003, après des études dans l’environnement a Kyoto. “Après la catastrophe, toutes mes récoltes étaient contaminées et invendables. J’ai mesuré la contamination des épinards à 8000 becquerels par kilo (le seuil pour la vente est de 100 Bq/kg au Japon aujourd’hui). J’ai décidé de tout arrêter. J’ai trouvé un travail à mi-temps dans les assurances. Il n y a que depuis un an que j’ai décidé de reprendre la culture, sur un seul des deux terrains. Je teste chaque légume. Si Yoko Sudo a donc repris la vente des légumes aux particuliers et aux restaurants, elle garde son travail dans les assurances en complément de revenus. Malgré la catastrophe, elle veut continuer à s’impliquer dans la défense du bio. Elle est ainsi représentante locale de Slow Food. Et elle a démarré les travaux pour transformer sa remise en atelier pour accueillir les visiteurs : l’idée est de donner des cours de cuisine japonaise avec ses produits.
"Il y a des choses qui ne s’achètent pas"
Si Yoko Sudo a pu réagir après la catastrophe, difficile de changer radicalement d’orientation sur une plus grosse exploitation. Shinici Oouchi, fermier bio depuis 45 ans dans la ville de Nihonmatsu, a vu anéantir ses récoltes sur plus de 5 hectares... Avec sa femme et son fils qui travaillent sur l’exploitation, ils doivent aujourd’hui faire face à la contamination et la peur du Made in Fukushima. “Avec 12 autres producteurs de la région, nous vendons des paniers bio quatre fois par semaine sur Tokyo et Osaka. Nous avons perdu la moitié de nos clients. Du coup aujourd’hui je fais plus de produits transformés, comme du jus de carottes. Cela se conserve et on peut le transporter dans d’autres régions". Shinici essaie également de nouveaux produits, comme le coton bio. La vie continue a la ferme, mais pour Schinici, rien ne sera plus jamais comme avant : “Ce n’est pas une question d’argent : le gouvernement dédommage aujourd’hui les pertes d’exploitation, sur présentation des profits avant et après la catastrophe… et à condition de bien labelliser nos produits Made in Fukushima. Mais, ajoute-t-il avec les larmes aux yeux, il y a des choses qui ne s’achètent pas, des douleurs qui restent vives à l’intérieur”.
Personne ne lui a dit si c’était grave
Sur la question de la santé, Shinici sort d’un tiroir le carnet de suivi que la ville a distribué à tous les habitants. Celui-ci contient une sorte de petit calendrier qui montre au jour le jour les actions de Tepco, l’opérateur de la centrale de Fukushima, et du gouvernement, dans les jours qui ont suivi le 11 mars 2011. Chacun est prié de compléter la colonne laissée vide, en indiquant ce qu’il faisait ces jours-là, combien de temps il est resté dehors, ce qu’il a mangé… un document à présenter lorsqu’il sera convié à la visite pour l’examen médical. La ville vient enfin de s’équiper d’un compteur de radioactivité "corps entier," pour pouvoir mesurer les taux de contamination en césium. Le fils de Shinici vient de passer l’examen la semaine précédente : il a été détecté positif… mais personne ne lui a dit si c’était grave et ce qu’il devait faire.
Pour Yoshihiro Shimizu, protéger la santé des personnes exposées aurait dû être une priorité dès le début de la catastrophe. Ancien fermier dans la préfecture de Miyagi, il est devenu responsable de l’antenne CRMS de Fukushima city, une association de citoyens qui a proposé notamment des examens corps entier dès les premiers mois de la catastrophe. “Nous avons testé 5000 personnes depuis 2011, dont les deux tiers sont des enfants. Si 83 % étaient sous le seuil de détection, les 17% restant montraient une contamination”. En cas de relevé positif, il est recommandé de rester au minimum trois mois dans un environnement sain de toute contamination radioactive. Mais impossible pour de nombreux enfants ou adultes de quitter la région... Yoshihiro Shimizu lui-même, s’il travaille à Fukushima City, a décidé de vivre a Marumori, où la radioactivité ambiante est moins forte...
Briser le tabou du nucléaire
Tanji Kohdai, propriétaire du restaurant bio Huutooku à Fukushima City, lui, n’a pas voulu risquer la santé de sa famille ou de ses clients. ”Apres le tremblement de terre, j’ai envoyé ma femme et mes enfants à Nagoya, à plusieurs centaines de kilomètres. Et pour le restaurant, j’ai fait venir les légumes de la préfecture de Yamagata”. Pour lui, la catastrophe nucléaire a provoqué un électrochoc : “cela m’a fait prendre conscience de la nécessité d’être autonome : aujourd’hui j’ai creusé un puits avec une pompe et mis des panneaux solaires sur mon toit. Le tabou du nucléaire est enfin brisé” ajoute-t-il en arborant fièrement un badge “No nuke in Fukushima”. Pour autant la gestion du restaurant ne fut pas facile. “Nous sommes passés de 6 jours par semaine d’ouverture à trois” souligne-t-il.
Contrôler les aliments...
Bien sûr, la question du contrôle de la contamination des aliments est centrale. Pour les producteurs bio, c’est essentiel. Leur philosophie consiste à proposer des aliments sains. Ils utilisent pour contrôler les aliments les services du CRMS ou le centre officiel de la ville pour les agriculteurs. Mais difficile lorsque l’on achète des légumes d’être sûr de leur innocuité. Car il n’existe pas de politique de contrôle systématique. Le gouvernement ne prend des échantillons qu’au coup par coup. Le test de chaque produit par les producteurs est uniquement une démarche volontaire.
De même lorsque vous allez au restaurant, impossible de connaître le taux de contamination des plats...
154 000 personnes ont été évacuées des zones les plus fortement contaminées. Mais plus de deux millions de personnes, dans la préfecture de Fukushima, doivent continuer à vivre dans un environnement exposé aux radiations, sans parler des millions d’autres dans les préfectures voisines. Les autorités promettent une décontamination permettant de passer sous une exposition à la radioactivité de 1 millisievert par an ”seulement”… Un seuil plus que discutable. Au Decontamination Information Plaza de Fukushima City, vous trouvez des cartes de projection de décontamination, qui promettent un avenir radieux à l’horizon 2022...
Si de nombreux fermiers bio ont décidé de quitter la région, d’autres continuent à vivre et à poursuivre leur métier là où ils ont vécu toute leur vie. Ce choix peut se comprendre d’un point de vue personnel, mais bien sûr la question se pose : cultiver du bio en zone contaminée a-t-il encore un sens ? Si ces agriculteurs font tous les efforts pour proposer des produits non contaminés, ils restent dépendants des aléas ou des limites des appareils de mesure. Et eux-mêmes sont les premiers exposés, en travaillant la terre dans les champs toute la journée...
La question de continuer à cultiver ou non a Fukushima ne se pose pas en revanche du côté du gouvernement, qui propose des subventions aux Japonais qui veulent venir cultiver les terres abandonnées a Fukushima...
Alain Sousa
Alain Sousa, journaliste scientifique, ancien responsable de la communication à la CRII-Rad, Commission de Recherche et d’information indépendantes sur la Radioactivité, effectue actuellement un tour du monde en vélo.