Dossier Général Nord-Sud

Pourquoi nos mouvements sont-ils blancs ?

Guillaume Gamblin

Amory Starr, activiste – blanche – et sociologue nord-américaine, s’est demandé dans un texte très subjectif : Qu’est-ce qui fait que nos mouvements sont blancs ? Elle y pointe un certain nombre d’attitudes, souvent inconscientes, qui font que des personnes peuvent se sentir exclues dans certains espaces militants.

Amory Starr cite une situation où elle et d’autres militant-e-s sont assis-e-s par terre pour se réunir, sans chaises disponibles. Elle se demande si cette situation n’exclut pas de nombreuses personnes : celles qui ont mal au dos, qui sont fatiguées ou âgées, qui ne peuvent ou ne veulent salir leurs vêtements. « Avant qu’on ait pu leur donner des explications, ce qu’elles vont comprendre c’est que cet endroit n’est pas pour elles. »
Pour certaines personnes, la dignité consiste à ne pas s’asseoir par terre et à rester impeccable, pour rompre avec la subordination et la stigmatisation sociale ou raciale qu’elles vivent habituellement. Il est important pour elles d’être dans un lieu qui « augmente les capacités », un lieu de dignité, accueillant, qui mette à l’abri des expériences quotidiennes de racisme et de violence, et qui soit emprunt de bienveillance. Un lieu où l’on se sentirait à l’aise d’emmener ses parents.

Lorsqu’à l’occasion de mouvements sociaux, des étudiants ont mis en place une commission alimentation (« comm’ bouffe ») à l’université Lyon 2, ils remarquent que seuls des Blancs, souvent déjà familiers de l’univers militant, viennent se servir des repas qui sont proposés à prix libre dans le hall de l’université. Ce n’est pas étonnant, juge l’une d’elles, étant donné « la gueule de pâtée pour chiens » des assiettes qui sont servies, et les codes esthétiques particuliers des personnes qui tiennent le stand.

Selon Amory Starr, pour certains militants blancs, si les gens ne sont pas prêts à être mal à l’aise, ils ne sont pas prêts pour l’activisme. En revanche, la façon antiraciste d’organiser s’efforcerait d’établir légitimité, confort, convivialité, confiance en soi de chaque personne.

Vous avez dit « amabilité » ?

L’un des points centraux que Starr dénonce chez les militants blancs, c’est la valorisation du comportement « guerrier-grincheux ». Une forme d’indifférence pour l’autre, d’absence de gestes de civilité basiques comme le fait de s’adresser un sourire ou de se saluer, parce que ce ne serait pas authentique, parce qu’on rejette les modèles télégéniques et extravertis. Ces comportements sont valorisés dans certains milieux militants au détriment de l’amabilité, de l’attention à l’accueil de l’autre, à l’expression des émotions (doute, peur…). Starr identifie, dans cette difficulté à être aimable, une forme de peur de se montrer vulnérables, une carapace guerrière finalement assez viriliste. Il y a aussi, toujours dans cet imaginaire, le fait que pour militer, il faut être prêt à se sacrifier, à faire des choses désagréables au service de nos convictions. Au contraire, l’accueil, la convivialité, le confort lui semblent être des valeurs essentielles pour une démarche plus inclusive de nouvelles personnes en général, et de personnes d’origines différentes en particulier.

Etre ou ne pas être… radical-e

Pour Amory Starr, « dans la façon blanche de s’organiser, la radicalité est l’axe fondamental autour duquel s’articule la politique ». Elle dépeint comment des mécanismes d’exclusion se mettent en place dans les milieux politisés sur ce critère de la « radicalité », valeur affirmée comme centrale. Derrière ce terme de « radical », il y a l’idée d’une bonne théorie (anticapitaliste, anti-impérialiste, antiraciste, féministe…) et de son application correcte. Il y a donc, aussi, l’idée que se joindre à un mouvement est avant tout un acte théorique, et non social. « Le sine qua non politique, c’est l’intelligence (pas la convivialité, le confort, ou le lien au niveau personnel). »
C’est donc au nom de cette radicalité que vont se générer des dynamiques d’exclusion envers des attitudes trop « réformistes ». Sans prendre en compte, par exemple, les stratégies astucieuses déployées par des migrants pour déjouer la stigmatisation sociale, et qui ne sont pas forcément bien situées sur une échelle de la « radicalité » qui se positionne par rapport à de grands principes.

Ainsi, dans un squat, les habitant-e-s avaient décidé qu’il n’y aurait, dans les espaces communs, que de la cuisine vegan (c’est-à-dire sans produits animaux ou issus de l’exploitation d’animaux, quels qu’ils soient : œufs, lait, miel…). Puis ils ont été amenés à accueillir des personnes immigrées. Après plusieurs semaines, certain-e-s se sont rendu compte que les habitant-e-s immigré-e-s cuisinaient dans leur chambre, sur des réchauds de fortune, au lieu d’utiliser les installations de la cuisine et de partager de la convivialité de cet espace. Il y a donc eu une dynamique d’exclusion des personnes d’origine étrangère, au nom de principes, d’une radicalité. La question qui peut être posée dans de telles situations est celle des compromis, et de ce que l’on privilégie : dans ce cas, se solidariser avec les animaux ou avec les immigrés ?

Individualisme et communauté

Starr évoque d’autres aspects de la « manière blanche de s’organiser » qui peuvent générer des exclusions invisibles de personnes qui ne sont pas dans la même situation sociale ou culturelle. Notamment la conception individualiste du militantisme. Les espaces militants (réunions, manifestations…) ressemblent plus à une rencontre d’individus atomisés qu’à une communauté. Les militants se définissent souvent comme en rupture avec leur milieu, leur famille, leur église… A l’inverse, selon l’auteure, pour certain-e-s « radicaux et radicales de couleur », ce comportement « indique un manque d’amour envers leur famille, et un manque de respect pour leur histoire et leur communauté ». Les blanches et les blancs qui, selon les apparences, ont abandonné leurs familles, sont des électrons libres qui ne sont redevables à personne : ils semblent indignes de confiance.
On peut discuter la justesse de cette critique de l’individualisme militant. S’engager dans la contre-culture, dans un collectif militant, n’est-ce pas être en recherche de communauté ? La marginalisation par rapport à son milieu familial n’est pas forcément de l’individualisme, elle peut être le fruit d’une rupture avec des valeurs qui sont incompatibles et qui oppressent : militarisme, bourgeoisie, patriarcat… Il y a certes individualisation par rapport à son milieu d’origine, mais pas forcément individualisme, pris comme valeur en soi. Il peut même y avoir rupture avec un milieu individualiste pour rechercher ailleurs des valeurs et des pratiques plus communautaires.
Mais cette attitude est plus facilement le fait de personnes appartenant à l’univers des privilégiés, la « zone de l’être » dont parle Ramon Grosfoguel (voir p….). Si j’appartiens à une communauté qui a déjà des droits bien établis, je peux plus facilement m’en détacher pour trouver une autre communauté d’appartenance. Je peux m’en désolidariser, sachant que je ne suis pas obligé de la défendre. A l’inverse, si j’appartiens à une culture infériorisée, méprisée, la première urgence est de la revaloriser, d’être loyal face aux caricatures et à la négation.

Guillaume Gamblin

Mmmh… qui a préparé ces petits plats ?

Dans une troupe bénévole de théâtre, des personnes apportent de bons plats « faits maison », pour le repas partagé. A l’inverse, d’autres apportent généralement des plats médiocres achetés un instant avant le repas. Ce sont les plus pauvres et les immigrés qui sont systématiquement dans le premier cas. La cuisine n’est-elle pas un moyen symbolique de se faire accepter quand sa situation et sa légitimité sociales ne sont pas bien établies ? Par ailleurs, cet état de fait est aussi le reflet de nos occupations, de nos emplois du temps. Il y a ceux qui n’ont pas le temps de cuisiner, car ils ont d’autres choses plus importantes à faire, et les autres. Les premiers ont, par contre, le budget suffisant pour acheter des plats tout prêts, le pouvoir économique d’acheter la force de travail d’autres personnes.


« Je suis une touriste de l’anti-racisme »

« Je suis blanche. Le racisme, j’y pense quand on m’y fait penser, pas quand il me blesse. Car il ne me blesse jamais : il me choque, il me fait m’indigner, j’ai envie de le combattre mais il arrive que des semaines passent sans que j’y pense. Je suis une touriste de l’anti-racisme : mes idées, aussi sincères et généreuses soient-elles, ne me suffisent pas à lutter avec les personnes racisées ; je ne repère pas aussi bien qu’elles les préjugés racistes, je ne parle que la moitié de leur langue, la partie abstraite. »
Aude, http://blog.ecologie-politique.eu

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