Contrairement à la vision marxiste, Grosfoguel soutient que la domination au niveau mondial n’est pas seulement ou avant tout économique : elle est également ethnoraciale, culturelle, religieuse, sexuelle… (il comptabilise dix axes de pouvoir). Ces hiérarchies imbriquées forment notre civilisation qui n’est pas seulement capitaliste mais un "système-monde" capitaliste, patriarcal, occidentalo-centré, colonial… Il appelle à s’organiser en luttes "antisystémiques" de manière intersectionnelle, c’est-à-dire en agissant à l’intersection de toutes ces dominations, en les prenant toutes en compte pour qu’elles ne se reproduisent pas à l’intérieur de nos luttes. Pour éviter, par exemple, de reproduire du sexisme ou du racisme au sein d’une lutte anticapitaliste…
Zone de l’être et zone du non-être
Pour lui, c’est le critère ethnoracial qui constitue la fracture fondamentale. A la suite de l’anticolonialiste Frantz Fanon, il divise le monde entre "zones de l’être" et "zones de non-être". Dans la zone de l’être se vit un privilège racial qui allège les oppressions : "on gère les conflits par des méthodes de régulation et d’émancipation, c’est-à-dire par reconnaissances de règles de droit", on se trouve au-dessus de la ligne de l’humain. Dans la zone du non-être, toutes les oppressions sont empirées par l’oppression raciale, "le système utilise la violence et la dépossession pour administrer et gérer les conflits" : on se situe en dessous de la ligne de l’humain. Quand vous travaillez dans les mines de coltan au Congo, votre vie ne vaut rien, vous êtes tué-e, massacré-e, violé-e arbitrairement ou si votre comportement ne convient pas. Si vous vendez des téléphones portables qui utilisent ce même coltan dans un commerce en France, vous avez a priori quelques recours juridiques pour défendre vos droits et n’êtes pas en danger de mort. La vie n’a pas le même prix. Pourtant les deux situations sont connues et il est théoriquement possible d’agir pour peser sur chacune d’elles.
Décoloniser nos revendications
Grosfoguel estime que les nouveaux mouvements sociaux occidentaux, comme celui des Indignés, devraient porter au centre du débat la question de la colonialité du pouvoir. Ils doivent prendre garde à "ne pas se transformer en un autre mouvement de gauche blanche eurocentrique". Les Indignés "devraient créer un mouvement qui rende compte, en même temps, non seulement de leur propre oppression mais aussi de comment les privilèges qui ont été vécus historiquement ici ont existé aux dépens du reste du monde. Ils devraient poser des revendications qui rendent compte non seulement de leurs propres problèmes sociaux comme sujets opprimés au-dessus de la ligne de l’humain, mais aussi se poser le défi de comment rompre avec cette colonialité du pouvoir global, ce qui permettrait d’ouvrir la possibilité d’une Europe décoloniale en relation au monde. Sinon, ils vont aboutir à des revendications qui vont bénéficier à une minorité du monde, de nouveau aux dépens du reste du monde. Il s’agit donc de décoloniser ces revendications. Dans le cas contraire, ils courent le risque de partir de nouveau de positions de privilège dans le système-monde, même s’il s’agit d’ouvriers exploités ou marginalisés par la crise".
Elargir le champ de vision
Ces analyses rejoignent le point de vue de la décroissance et de la critique du développement. Il s’agit en effet de ne pas limiter son regard au domaine étroit des luttes locales mais d’élargir le champ de vision pour relier les enjeux liés à notre niveau de vie ici à leurs conséquences sociales, politiques, écologiques sur le reste du monde : impérialisme politique et militaire pour le contrôle de ressources, Françafrique, destruction écologique et culturelle… La revendication de niveaux de vie de plus en plus élevés ici est par exemple irréaliste car elle repose sur l’exploitation du reste du monde et sur une inégalité, violente et insoluble, de niveaux de vie à l’échelle mondiale (2).
Guillaume Gamblin
(1) Dans un entretien avec le bimensuel alternatif espagnol Diagonal no 194 de mars 2013.
(2) La jonction d’une perspective décroissante et décoloniale aiderait par ailleurs les écologistes à ne pas tomber dans des luttes "entre Blancs du monde privilégié" qui risquent fort de reproduire des schémas de pensée et de domination existants même avec la meilleure volonté du monde.
En 2011 et 2012, parallèlement aux mobilisations des Indignés en Espagne, en Grèce et ailleurs, le mouvement Occupy ("Occupons") se développe aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, notamment. Leur slogan : "Nous sommes les 99%". Et leur action phare : l’occupation de lieux symboliques comme le parc Zuccotti à New York, devant Wall Street, siège de la bourse.
Ramon Grosfoguel a participé au mouvement Occupy d’Oakland. Il estime que le mouvement a été "hégémonisé par la gauche blanche" , qui avait une attitude paternaliste et "prétendait dire au mouvement Occupy des Noirs, des Indiens et des Latinos comment ils devaient lutter". "Dans les revendications portées par la lutte, poursuit-il, la situation de domination coloniale et impériale sur les sujets colonisés à l’intérieur de l’empire américain n’était pas prise en compte, par exemple le complexe carcéral industriel qui est un appareil d’emprisonnement massif de jeunes latinos et noirs." Il s’est donc créé un Occupy décolonial : "les groupes de Latinos, de Noirs et d’Indiens ont dû s’organiser de manière autonome parce que leurs revendications propres ne pouvaient s’exprimer dans le mouvement". Cela ne les a pas empêchés de travailler main dans la main avec les autres.
Une approche décoloniale et écologiste des retraites ?
Le lien entre approche écologiste et approche décoloniale apparaît dans le débat qui a agité la revue hebdomadaire de la "gauche de la gauche" Politis, à l’occasion d’une chronique de Fabrice Niccolino à propos du débat sur les retraites (1).
Le 8 mai 2003, le journaliste écrit : "Nous sommes – grosso modo 500 millions d’habitants du Nord – les classes moyennes du monde réel. Nous consommons infiniment trop, et précipitons la crise écologique, jusqu’à la rendre peut-être – probablement – incontrôlable. Tandis que quatre à cinq milliards de ceux du Sud tiennent vaille que vaille avec deux ou trois euros par jour, nous vivons de plus en plus vieux, et ne travaillons pour de vrai qu’à partir de 23 ou 25 ans. La conclusion s’impose : ne touchons surtout à rien !"
Il poursuit : "Le syndicalisme, fût-il d’extrême gauche ou prétendument tel, est devenu réactionnaire. Où trouve-t-on la moindre critique de la prolifération d’objets inutiles et de l’hyperconsommation chère à tant de retraités ?" "Je ne serai plus jamais solidaire avec ceux qui, ayant ‘conquis’ la télé, la voiture individuelle, le magnétoscope, la chaîne hi-fi, le téléphone portable et le lecteur DVD, se préparent à de nouvelles campagnes d’hyperconsommation", ajoute Niccolino. "Ceux qui se battent pour le maintien de leur situation personnelle, souvent privilégiée sur le plan personnel, sans remettre en cause nos manières concrètes de vivre et de gaspiller, ont tort."
Une approche décoloniale et égalitaire au niveau mondial signifierait certainement une chute assez vertigineuse de nos privilèges, liés à nos modes de vie actuels. Et pas plus que pour la décroissance, nos sociétés ne sont prêtes à lâcher de plein gré ces privilèges. Si elle est inégalement répartie au sein de nos sociétés, notre richesse reste en décalage avec le reste du monde, et notre niveau de vie est intenable dans une perspective de répartition égale et non coloniale des ressources – limitées – de la planète.
(1) Voir à ce propos l’article d’Hervé Kempf dans Le Monde du 19 juin 2003 : « Le regard écologiste sur les retraites déchire Politis ».