Aujourd’hui en France et en Europe, nous vivons une période de grande faiblesse des mobilisations contre la domination capitaliste. Depuis presque trois décennies, les reculs en matière de répartition des richesses et de qualité ou d’étendue des services publics sont incessants, grignotés par petits ou grands bouts. Ce mouvement peut sembler inexorable.
Dans ce contexte, le revenu garanti, en tant que proposition issue de mouvements sociaux luttant contre la domination capitaliste (1), constitue un thème assez en vogue.
Cette proposition semble susciter l’adhésion, voire souvent un enthousiasme. Sans doute parce qu’elle apparaît comme une réponse immédiate à la précarité et à l’angoisse matérielle, fortes dans de nombreux foyers. Et aussi en ce qu’elle est porteuse de la promesse d’échapper à des conditions de travail indignes, pathogènes. On peut indéniablement saluer son côté propositionnel et offensif, qualités assez rares en matière de revendications économiques de nos jours – sans doute en raison justement de la puissance aussi écrasante des capitalistes.
La question de la production
Nous souhaitons pourtant apporter un éclairage critique sur cette intention politique. Un point de vue éthique sous-jacent au revenu garanti, c’est de considérer que nous vivons dans des pays riches, bénéficiant de suffisamment de puissance monétaire pour assurer un niveau de vie au minimum digne — voire confortable — à l’ensemble des populations vivant sur leur territoire.
Le revenu garanti pose donc, à sa manière et sans la nommer directement, la question de la répartition des richesses au sein d’un territoire national. Mais dans cette perspective, la source de ces richesses n’est pas nommée ni questionnée. Le niveau de vie considéré comme « moyen » ou « normal » dans nos pays occidentaux et colonialistes n’est pas interrogé ni vu comme problématique. C’est un acquis implicite qu’il s’agirait simplement de garantir à l’ensemble d’une population choisie.
Ce qui nous amène à nommer plus clairement ce qui pose problème dans cette revendication du revenu garanti en tant que proposition politique se suffisant à elle-même (qui ne serait pas intégrée d’emblée à un projet social plus vaste). L’économie n’est ici pas envisagée de manière globale et systémique, mais en aval de son côté productif. On escamote donc la question de la production – où justement se situent une grande partie des choix politiques en matière de conditions matérielles de vie et de production.
Revenu du pillage garanti ?
Pour résumer notre critique, on se retrouve à revendiquer un revenu monétaire qui va donner accès à des conditions matérielles de vie reposant sur :
1) le pillage des ressources de la planète
2) l’exploitation d’une main-d’œuvre esclavagisée
3) des formes de production de plus en plus externalisées dans le tiers-monde où elles génèrent une grande souffrance sociale et matérielle, ainsi qu’une destruction des environnements vivants.
Les promoteurs du revenu garanti pourraient arguer que sa mise en place serait un point d’entrée vers d’autres changements, un levier ou un déclencheur pour permettre à de nombreuses personnes de s’extirper de conditions de vie abrutissantes. De reprendre ainsi les rênes du pouvoir sur nos conditions de production. Ils pourraient aussi soutenir que si le système économique devenait juste en interne (niveau national), ce serait peut-être une première étape pour devenir juste en externe (niveau des échanges internationaux).
Un choix stratégique
Le débat sur la pertinence de revendiquer le revenu garanti se pose donc à un niveau stratégique : par où prendre les problèmes et comment mener les luttes ? La réponse reste bien sûr ouverte et soumise à votre perspicacité de lectrice ou de lecteur. L’intention de ce texte est d’attirer l’attention sur le risque de nourrir la posture de « consommateurs », qui est tellement au cœur de notre aliénation contemporaine, constitutive de ce qui nous maintient passifs et enchaînés. Et de montrer en quoi la proposition du revenu garanti se fonde sur une esquive assez gênante : celle des rapports de force qui permettent le fonctionnement actuel d’une économie extrêmement inégalitaire tant au niveau mondial qu’à l’intérieur des différents pays, et extrêmement destructrice des ressources, de l’environnement.
Jocelyne Renard
(1) Il est important de savoir que le revenu garanti en tant que proposition politique a aussi été élaborée par des penseurs ultralibéraux, qui y voient notamment une possibilité de faire table rase de la législation encadrant le travail et les salaires.
Le revenu inconditionnel d’existence (ou revenu garanti ou…) propose d’organiser la société de manière à ce que chaque personne, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, bénéficie sans aucune condition et indépendamment d’une activité, d’un revenu garanti lui permettant de mener une existence décente.
Silence a publié un débat sur 4 pages sur le sujet dans son numéro 366, mars 2009.
Revenu maximal d’existence
Les débats sur le revenu inconditionnel d’existence font ressortir d’autres critiques : contrôle étatique (en cas de dictature, il devient plus facile de contrôler les personnes), lien avec la décroissance pas évident… Une plus grande urgence suggérée à plusieurs reprises : que l’on fixe d’abord un revenu maximal d’existence, car le problème principal dans notre société, ce ne sont pas les pauvres, mais les riches.