Partis d’Ajaccio dans une quasi-indifférence, les marcheurs ont fait découvrir leur revendication aux Français : que la langue corse soit co-officialisée, c’est-à-dire que tous les documents administratifs sur l’île soient rédigés à la fois en français et en corse, que les moyens adéquats soient mis en place dès la maternelle pour que le français et le corse soient appris conjointement.
L’idée de cette marche est née dans la mouvance non-violente, de plus en plus active sur l’île. Des personnes ont observé des heures de silence, régulièrement chaque semaine. Ils ont perçu dans la population un franc soutien à l’idée de cette marche, mais la plupart des personnes pensaient en même temps que l’objectif ne serait jamais atteint : convaincre la population française et, par ricochet, les députés et sénateurs. "On ne nous a jamais entendu dans le passé, pourquoi maintenant ?"
En terre Corse
2 avril 2015 : une quinzaine de marcheurs se retrouvent à Ajaccio, place des Palmiers. Des hommes, des femmes, de 25 à 67 ans. Ils sont censés trouver chaque soir un hébergement chez l’habitant. Corse matin et France3 Corse sont là, comme quelques amis des marcheurs, ainsi que des badauds. Chaque marcheur a signé une feuille d’engagement : à rester courtois, non-violent, en toutes situations. En réalité, cette marche a été finement préparée depuis des mois.
Du 3 au 8 avril : marche, toujours deux par deux de front, avec des nuits à Bocagnano, Venaco, Corte, Ponto-Leccio, Borgo et enfin Bastia. Dans ces villes traversées, c’est chaque fois un peu comme lors de la marche du sel de Gandhi : les habitants découvrent le motif de la marche, en parlent avec les marcheurs, prennent conscience de l’urgence à sauvegarder la langue corse. Un lycéen raconte fièrement pourquoi il a décidé de passer une licence de langue corse à Corte. Chez un hôte boulanger de son état, les enfants disent : "Tu vois, papi et mamie pourront me lire des histoires en corse et je les comprendrai enfin !". À Corte, où les marcheurs sont arrivés en début d’après-midi, une rencontre est prévue avec quelques élus de l’Assemblée de Corse, puis participation à un colloque organisé par des universitaires pour montrer au regard de l’histoire toute la richesse de la langue corse. À Bastia, les 15 marcheurs s’embarquent en soirée sur le ferry Pascal Paoli, direction le continent !
Arrivée sur le continent
9 avril au matin : débarquement à Marseille. Là, les affaires sérieuses commencent. Une bétaillère arrive du Larzac. Trois mulets en descendent. La marche à pied, ils connaissent. Un autre camion arrive également du Larzac et trois solides carrioles en sortent. La première transportera leur pitance, une autre les sacs des marcheurs, et la troisième se voit chargée de produits corses acheminés depuis une semaine au port de Marseille. Ces cent vingt kilos de victuailles sont destinés aux hôtes du continent qui vont accueillir nos marcheurs. Un Corse entonne le chant polyphonique Hazia. Il est repris en chœur. C’est le signal convenu du départ, les yeux pétillent. Un tract est distribué aux passants qui veulent bien le prendre. Un article dans La Provence paraîtra le lendemain, mais il n’y aura rien dans la presse parisienne.
C’est le départ vers Marignane. L’itinéraire a été décidé depuis des mois, les mairies des villes à traverser ont été contactées et il se trouve des personnes-ressources dans pratiquement tous ces lieux. L’itinéraire choisi a été déclaré en chaque préfecture et mairie, il empruntera surtout des routes départementales.
9 avril soir : accueil mitigé à Marignane, la mairie a fait savoir qu’elle ne recevra pas les marcheurs, mais des personnes acceptent de loger la folle équipée.
10 avril matin : On se retrouve à 9h30, comme c’est programmé pour chaque matin. En cercle, le « tour météo » quotidien permet à chacun(e) d’exprimer librement ses joies, ses convictions, mais aussi ses états d’âme, ses craintes et ses lassitudes.
Une marche qui dérange
12 avril : sur la route départementale avant Orgon, stupeur : d’immenses inscriptions ont été peintes sur la chaussée : "Corses, reprenez le bateau" ; "Ne venez pas nous emmerder". Les marcheurs marchent dessus, la tête haute tout en respirant très fort. Il ne faut pas se laisser impressionner.
13 avril : arrivée à Salon-de-Provence, petite réception de bienvenue à la mairie qui a prévu une soirée dans une salle municipale. On y parle de la Corse, de ses habitants qui ne sont pas violents par nature, contrairement a ce qu’a répété le ministre de l’Intérieur suite à un récent règlement de compte entre mafieux à Calvi. Soirée conviviale et instructive pour les marcheurs et les 150 personnes qui se sont déplacées pour les entourer.
14-15-16 avril. Maintenant, c’est entre 5 et 20 personnes qui viennent se joindre à chaque étape, en particulier suite à un article paru dans Libération qui a décrit tout l’itinéraire envisagé. Quelques journaux nationaux commencent à évoquer la marche.
18 avril : route vers Le Teil par la nationale 86, en face de Montélimar. Soudain une moto vient à doubler très lentement la colonne des marcheurs. Le passager de derrière sort alors ce qui pourrait être un pistolet auto-mitrailleur et tire en l’air, avec un aplomb impressionnant. À hauteur du mulet de tête, il tire plusieurs rafales. Le mulet s’écroule. Accélération tonitruante de la moto qui disparaît à toute allure. Les marcheurs gardent leur calme. Marie a eu la présence d’esprit de sortir son téléphone portable dès les premiers coups de feu pour tout prendre en vidéo. Le film passera le soir au journal télévisé de plusieurs chaînes. La marche commence à soulever l’émotion du grand public.
L’événement survenu sur la route du Teil montre que les marcheurs n’ont pas que des amis sur le continent. Maintenant, chaque matin, après le chant Hazia, un marcheur lit des pages de Gandhi, de Martin Luther King…
La cause décolle
19-20-21-22 : les élus de l’Assemblée de Corse décident d’apporter leur soutien officiel depuis Corte. Tous les grands médias français et étrangers reçoivent des courriels expliquant ce que l’Assemblée de Corse entend par co-officialité pour la langue corse. Il s’ensuit des entretiens et même des voyages de journalistes venus tout exprès en Corse pour mesurer la pertinence de cette fameuse co-officilialité. Ils découvrent une Corse dont ils ignoraient l’existence.
Dans les collèges et lycées de Corse, on ne parle plus que de cette marche d’Ajaccio à Paris. Une des cinémas d’Ajaccio programme le film Gandhi, la salle est comble chaque soir, de jeunes et de vieux. Les libraires de l’île commandent en nombre croissant le dictionnaire corse/français et français/corse tant la demande dépasse tout entendement.
27-28 avril : entrée dans Lyon accompagnés par près de 500 personnes. Journée de repos ce 28 à Lyon car la soirée risque d’être éreintante. La grande salle du centre des Congrès recevra 3000 personnes. L’AFP dépêche enfin un journaliste et un cameraman pour suivre la marche jusqu’à Paris.
1-2-3-4 mai : La Clayette, Paray-le-Monial, Les Forges, Le Creusot. Événement : Télérama publie huit pages sur la marche et explique bien pourquoi la co-officialité du corse sera une richesse de plus pour la France entière. Le lendemain, c’est au tour du Courrier International de montrer combien la marche d’Ajaccio à Paris est bien perçue à l’étranger. Les marcheurs apprennent que des Basques de Bizi ! roulent pour arriver à Paris en même temps qu’eux. Des Bretons de Quimper, Saint-Malo et Rennes sont partis à pied de Vitré pour Paris pour la même raison.
Le dénouement est proche
5-6-7-8 mai : Saulieu, Avallon, Vermenton. Tempête de joie à Auxerre : un sondage Sofres indique que 78% de Français sont favorables à la co-officialité de la langue corse. De plus en plus de députés et sénateurs font pression sur l’Élysée pour la convocation d’un Congrès à Versailles.
13 mai : À Sens, le noyau des 15 marcheurs du départ prend la décision de faire une grève de la faim à Paris si le président de la République ne veut pas les recevoir. Des collectifs s’organisent et prévoient cette éventualité : "Nous ferons une grève de la faim de soutien avec les marcheurs".
Samedi 15 mai : arrivée à Versailles. La municipalité a fait installer de grandes tentes sur l’esplanade devant le château. Meeting le soir avec 1800 personnes.
Ce dimanche 16 mai : direction Paris. L’arrivée est prévue place de la Concorde. La Préfecture de police envisage la venue de 400 000 à 500 000 personnes. Un spectacle est préparé.
Dernière minute : la rédaction du Figaro vient d’apprendre que le président de la République recevra les marcheurs lundi matin à l’Élysée, qu’il s’engagera à ce que la France ratifie la Charte européenne pour les langues régionales, et à convoquer sans tarder le Congrès à Versailles.
François Vaillant
Tel est le titre du numéro 169 de la revue trimestrielle Alternatives Non-Violentes, décembre 2013, dont François Vaillant a été le rédacteur en chef. Un dossier qui renverse les clichés sur la Corse et témoigne des réalités d’une l’île où les confréries de "Faiseurs de paix" sont actives, une île qui forme massivement ses jeunes à la non-violence. Avec la participation d’Edmond Siméoni, père de l’indépendantisme aujourd’hui partisan de la non-violence, et de Jean-François Bernardini, leader du groupe I Muvrini. Un véritable évènement qui ne cesse d’être réédité depuis sa sortie. 110 pages, à commander 13 €+3 € de frais de port à Alternatives Non-Violentes, Centre 308, 82, rue Jeanne d’Arc, 76000 Rouen, www.alternatives-non-violentes.org.
Il s’agit là de l’engagement 56 du candidat François Hollande, lors de la campagne pour les élections présidentielles de 2012.
Pour le moment, un projet de loi a commencé à être débattu le 22 janvier 2014 à l’Assemblée nationale, mais pour ratifier la Charte européenne, il faut une révision de la Constitution soit par un Congrès à Versailles comme dans ce texte, soit par référendum.