Tout commence avec un petit train. En 1993, des Belges qui s’occupent de la relance d’un train touristique viennent voir comment fonctionne le petit train à vapeur qui permet de faire le tour de la Baie de Somme (1). Ils découvrent au Crotoy, au nord de la baie, un beau bâtiment en désuétude, avec deux tourelles et une vue magnifique. Cet édifice, datant du 19e siècle, a été précédemment une colonie de vacances pour la Poste puis un centre de formation hôtelière de l’ANPE. Il était alors voué à la démolition.
Rentrés en Belgique, ils en parlent autour d’eux et un cercle d’amis se met en place rapidement afin de racheter le bâtiment pour en faire un hôtel. Une double structure est alors créée : une société anonyme (SA), Nouvelle Hôtellerie, qui en deviendra propriétaire, et la société à responsabilité limitée (SARL) Hoteleau, qui sera locataire gérant des lieux.
Le capital de la SA est collecté auprès d’une cinquantaine de personnes qui achètent chacune une part (environ 6000 € aujourd’hui). Aucune de ces personnes n’appartient au domaine de l’hôtellerie. Le projet est de faire un hôtel « pas comme les autres », qui vivra comme une maison de famille, avec un service hôtelier en plus. Cela se traduit par un salon-bar confortable, où des échanges culturels ou artistiques peuvent avoir lieu, une salle de jeux pour les enfants… Pour les actionnaires, c’est un lieu de résidence pour les vacances. Avec le temps et l’extension de l’hôtel, le nombre de sociétaires montera à 120. Par la suite, la SA achètera un deuxième hôtel en montagne, en Suisse (2).
La SARL comprend un couple de gérants, Gilles et Dominique Ferreira da Silva (Gilles étant le seul non-Belge de cette histoire), et un comité d’orientation. Gilles Ferreira da Silva était restaurateur, d’abord à Paris puis à Bruxelles, où il avait ouvert deux restaurants. Dominique travaillait dans le prêt-à-porter (commercial et marketing).
La SARL gère un bâtiment qui, une fois rénové, ouvre en 1994 avec 17 chambres et une salle de restaurant. L’aventure commence avec cinq salariés. Le succès est immédiat et, très rapidement, ils affichent complet tout l’été et tous les week-ends. Au fil des ans, ils s’agrandissent en achetant notamment une ancienne cure voisine. Aujourd’hui, il y a 35 chambres et un « dortoir des matelots » (une chambre collective de dix places pour les enfants), un immense restaurant. Le nombre de salariés a grimpé à 25 et il est toujours très difficile d’y trouver une chambre à l’improviste le week-end : en 2012, il y a eu 9000 nuitées (sur 48 semaines) et le restaurant a servi 40 000 repas.
Baie de Somme zéro carbone
Après avoir réalisé en 2008 leur bilan carbone, les responsables de la démarche éco-attentive de l’hôtel des Tourelles ont estimé qu’il pouvait intéresser l’ensemble des professionnels du tourisme, privés et institutionnels, et que l’on pouvait démarrer un processus collectif pour réduire les émissions dans toute la région de la baie, selon un processus d’« intelligence collective ».
Réunissant hôteliers, restaurateurs, agriculteurs, prestataires d’activités nature et autres prestataires touristiques, des tables rondes thématiques ont vu le jour à l’hôtel Les Tourelles. Cela a débouché sur des formations spécifiques : comment économiser l’énergie mais également l’eau, le chauffage et l’électricité, réduire les déchets ; comment choisir des produits d’entretien plus écolos, former et sensibiliser le personnel, valoriser l’usage de produits locaux… Cela s’est aussi traduit par la mise en place d’une communication spécifique sur le territoire, et des actions comme des « semaines zéro carbone », ou encore l’incitation à l’évaluation carbone de l’ensemble des membres de l’association, la coopération pour le développement de circuits courts, la recherche du développement des transports collectifs et verts…
Les collectivités publiques se sont intéressées petit à petit à ces rencontres et actions : comités départemental et régional du tourisme, syndicat mixte Côte picarde, Parc naturel régional Picardie maritime, Pays des Trois Vallées, communautés de communes…
Cinq ans après son premier bilan carbone, l’hôtel des Tourelles vient de réaliser un audit et s’est fixé des objectifs précis en termes de diminution des émissions.
L’association Baies de Somme Zéro carbone aide ses membres : chaque structure adhérente reçoit des outils et des conseils pour adapter sa propre démarche.
Mais, comme le dit Dominique Ferreira da Silva, tout cela demande du temps : « changement de mentalité, d’habitudes, nous ne pouvons brusquer nos hôtes ». Tout le monde va dans la même direction, mais chacun choisit son rythme.
L’enjeu est énorme : la Baie de Somme, ce sont 10 millions de visiteurs par an… et malgré la présence de trains, d’une navette en bateau à travers la baie, de multiples locations de vélos, des solutions d’autopartage, seule une toute petite proportion n’utilise pas sa voiture pendant son séjour.
Baie de Somme Zéro carbone, BP 90036, 80550 Le Crotoy
www.baiedesomme-zerocarbone.org)
Une démarche écologique
Dès le départ, du fait de la présence d’un certain nombre de fervents défenseurs écolos dans les investisseurs, le projet a été pensé pour essayer de développer un hôtel le plus éco-responsable possible, tant sur l’aspect sociétal qu’environnemental. L’une des contraintes du projet était d’être perçu positivement par les résidents ou ceux qui viendraient au restaurant. Il s’agissait d’adopter une démarche cohérente avec la Baie de Somme, classée parmi les plus belles zones naturelles du monde.
L’hôtel évolue progressivement dans ce sens. En 2007, l’hôtel obtient l’Eco-label européen. C’est alors le cinquième hôtel en France à obtenir cette certification.
Tout le bâtiment fait l’objet d’attention pour être économe en énergie. Dès le départ, les fenêtres sont changées (double vitrage systématique), l’éclairage est entièrement repris (il y a 500 points d’éclairage dont 127 avec variateurs), l’électricité est achetée avec certification d’origine renouvelable. Des économiseurs d’eau sont mis en place sur les douches et les lavabos, les savons et gel douche, de marque écologique, ne sont pas fournis en dose individuelle mais dans des bouteilles rechargeables. La récupération des eaux de pluie dans des fûts de chêne (et non en plastique), permet d’arroser, derrière l’hôtel, un jardin qui présente de nombreuses plantes aromatiques (3) et un « hôtel à insectes » (4). Les déchets végétaux de la cuisine sont compostés sur place pour diminuer le volume des déchets à emporter. Le voyageur est invité à utiliser les modes de transports doux disponibles sur place. Un accord a été passé avec un loueur de vélos qui en laisse à disposition à l’arrière de l’hôtel.
En 2008, le bureau d’étude belge Factor X (5) réalise un bilan carbone général du fonctionnement de l’hôtel et du restaurant. Cette étude montre que le principal point noir est le déplacement des voyageurs, qui arrivent presque tous en voiture (56 % des émissions totales de CO2 de l’hôtel). Cela conduira les gérants de l’hôtel à engager la démarche « Baie de Somme zéro carbone », pour réfléchir à des alternatives à la voiture, pas seulement au niveau de l’hôtel, mais de l’ensemble de la zone touristique (voir encart).
L’Eco-label évolue (voir encart), mais l’hôtel demeure en avance sur l’ensemble des critères.
Ce qu’en pensent les clients
A priori, lorsque vous réservez votre chambre, rien ni personne ne vous indique que vous serez dans un hôtel un peu particulier. Par contre, dès votre arrivée, un certain nombre d’affiches et d’écriteaux vous alertent sur les démarches entreprises : près de chaque interrupteur, une étiquette vous invite à éteindre en quittant votre chambre ; une autre vous explique pourquoi vous pensez avoir moins de pression aux robinets d’eau. Dans l’entrée, il y a des poubelles sélectives pour collecter vos déchets… Le chauffage est réglé à une température normale… complétée par des couvertures, posées sur les lits. Les gérants évitent les transferts de chambre pour les longs séjours, source de nettoyages supplémentaires. Si vous restez longtemps, les draps ne sont changés que tous les trois jours ; les serviettes, seulement si vous les posez par terre. Au petit-déjeuner, tout est prévu pour éviter les déchets : il n’y a presque pas d’emballage perdu. Les produits sont choisis localement (à plus de 80 %) pour limiter les transports.
Lorsque vous partez, un questionnaire vous est envoyé par internet pour vous demander ce que vous avez pensé de cette démarche discrète mais bien présente. Une bonne moitié des clients connaissent l’Eco-label européen et l’apprécient ; une petite partie trouvent cela contraignant (6). La clientèle est en partie internationale : Anglais, Allemands et Belges sont globalement plus sensibles à la démarche que les Français. Malgré la publicité faite pour inciter à venir en train, à vélo ou en covoiturage, plus de 96 % des clients arrivent encore en voiture. C’est le comportement le plus difficile à faire évoluer.
De la télévision
L’hôtel des Tourelles est un hôtel trois étoiles, ce qui implique, entre autres, la présence d’une télévision dans chaque chambre. Une télévision dont les gérants se passeraient bien… Comme le dit Gilles Ferreira da Silva, « avec deux marées par jour, nous avons déjà l’un des plus grands spectacle du monde ». Oui, mais quand il pleut ? Pour ces jours-là, le visiteur trouve, posé sur sa table de nuit, un livre offert par l’hôtel, grâce à un accord avec les éditions de l’Aube. Une dizaine de titres sont proposés chaque année, largement de quoi s’occuper sans allumer le petit écran. Le salon-bar propose également une bibliothèque et des jeux de société.
Toute la difficulté pour les gérants est de suivre l’évolution de la démarche sans se transformer en donneurs de leçon. Les clients doivent apprécier le lieu et percevoir les mesures écologiques comme un plus, et non comme une contrainte. C’est pourquoi l’accent est mis sur la formation du personnel afin d’avoir des valeurs communes et de transmettre cette démarche éco-attentive à la clientèle et aux nouveaux employés.
Il y a encore des évolutions possibles. Sont en projet pour 2014, la végétalisation des terrasses et la mise en place de ruches dans la Baie de Somme pour fournir le miel du petit-déjeuner.
Tout cela se passe sous le regard du conseil d’orientation, dont les cinq membres viennent chaque année. Les 120 copropriétaires, eux, passent de temps en temps. Un grand rendez-vous est déjà prévu : le 20 juin 2014, ils se retrouveront tous pour fêter les 20 ans de succès de l’hôtel.
M. B.
L’écolabel européen pour l’hôtellerie et la restauration comprend actuellement 95 critères, dont trente sont obligatoires. Il est accordé pour une période de cinq ans renouvelable. A chaque renouvellement, de nouveaux critères entrent en jeu, avec des périodes de mise en application.
L’hôtel des Tourelles n’est pas concerné par cinq des critères obligatoires (par exemple, il n’a pas de climatisation), et il répond largement aux vingt-cinq autres. Pour les critères facultatifs, il est, au minimum, au-dessus du double des minima pour chaque critère.
On compte aujourd’hui près de 200 hôtels certifiés par l’écolabel européen en France (voir www.ecolabels.fr).
• Hôtel Les Tourelles, 2-4 rue Pierre-Guerlain, 80550 Le Crotoy, tél : 03 22 27 16 33, www.lestourelles.com
(1) Ce train, qui date de 1887, est exploité par une compagnie privée depuis 1971. Il relie Le Crotoy, au nord, et Saint-Valéry-sur-Somme, au sud, puis Cayeux-sur-Mer, plus à l’ouest.
(2) Ce deuxième hôtel, situé à 1800 m d’altitude, est desservi par un téléphérique, à Champery, dans les Alpes suisses. Il dispose également de l’écolabel européen. Voir www.pleinciel.com
(3) Les produits du jardin ne peuvent être utilisés en cuisine, à cause d’une réglementation kafkaïenne.
(4) Structure présentant des alvéoles de différentes tailles pour favoriser l’installation des bourdons, papillons… La ruche a été pensée pour ne pas faire courir de risque aux visiteurs.
(5) Factor X, The Climate Consulting Group, avenue de la Paix, 3, B-1420 Braine-l’Alleud, tél : (32) 2 888 63 34, www.theccgroup.eu
(6) Certaines personnes critiquent le petit-déjeuner, où les confitures sont servies dans de grands pots, car ils trouvent cela peu hygiénique ! Brûler les emballages en plastique des petits pots de 10 g à l’incinérateur ne les choque sans doute pas, car ils n’ont pas conscience de la pollution provoquée.
A quelques kilomètres de l’hôtel des Tourelles, toujours en Baie de Somme, nous avons rendu visite au gîte Le bruit de l’eau.
Indéniablement, c’est beau ! En 2005, Tibo et Nathalie ont acheté une ancienne pâture, en bordure d’une réserve naturelle et tout près de la mer. Ils ont planté plusieurs centaines d’arbres d’espèces locales, mis en place un circuit d’eau avec toitures végétalisées, récupération des eaux de pluie, pompes solaires, arrosage, étang, assurant l’autonomie en eau du lieu.
S’inspirant de l’architecture japonaise, un premier bâtiment comprend leur appartement privé, un atelier photo, une bibliothèque et un gîte en location. Devant le bâtiment se trouvent un jardin japonais, avec pierre et sobriété, puis, plus loin, un potager et enfin, dans le bois au sud, un dojo, à la fois lieu de méditation et gîte. A l’arrière, autour de l’étang, on atteint un bâtiment à étage avec trois chambres et un petit bar-restaurant où des repas d’inspiration japonaise sont cuisinés à la demande, avec des produits locaux.
Sur le côté de l’étang, des bains japonais en bois offrent douches et bains à 42 °C (l’eau est chauffée au bois). Certaines chambres disposent de sauna ou d’hammam, et même d’une installation de luminothérapie. Le dojo a des toilettes sèches et une eau tirée d’un puits (rustique à souhait).
Tibo étant photographe, le tout est esthétiquement décoré avec de grandes photos.
Tout est donc calme, luxe et volupté ! Mais bonjour le prix : à partir de 178 € la nuit ! L’écologie pour les riches…
Et vous ne verrez pas forcément le propriétaire des lieux, qui est souvent en vadrouille en avion de par le vaste monde. On économise l’eau ici, on détruit le climat ailleurs. Un bon sujet de méditation, non ? )