Inspiré par la doctrine de Charles Fourier (1), Jean-Baptiste Godin a fait fortune avec son usine et lance en 1859 un projet de cité pour loger 2000 habitants. Au même moment, plusieurs autres projets sont en cours. Celui-là est le plus important. Construisant sans architecte, Godin innove dans de nombreux domaines. Chaque bâtiment de quatre niveaux est construit autour d’une cour recouverte d’une verrière. Tous les appartements ont leur porte d’entrée sur une coursive côté cour et sont traversants. Ils sont très lumineux pour l’époque. La verrière permet d’avoir une vaste cour à l’abri du mauvais temps, où les enfants jouent. On entre dans l’immeuble par une porte qui donne sur la cour, avant de rejoindre les escaliers aux quatre coins. Porte et verrière protègent du froid en hiver. En été, les portes d’entrée sont enlevées et certaines vitres ouvertes dans la verrière pour éviter la surchauffe. Une pièce à l’entrée est équipée de casiers : les ouvriers enlèvent leurs vêtements de travail et leurs chaussures en arrivant pour ne pas salir. Un magasin est aussi installé à l’entrée, pour permettre de faire ses courses. A l’extérieur, une piscine (2) est chauffée par l’eau chaude de l’usine, tout comme la buanderie collective. Il y a une école primaire, un théâtre qui sert pour les réunions et les activités culturelles, un économat pour la gestion des lieux…
Structure coopérative
Avec l’aide de sa compagne, Marie Moret (3), et en dépit d’une certaine indifférence des ouvriers, Godin met en place une structure coopérative chargée de gérer les lieux et l’usine. Il doit pour cela se battre au niveau législatif car c’est la première fois qu’un propriétaire confie son usine (et donc son capital) à ses ouvriers : l’Association coopérative du capital et du travail, Société du Familistère Godin & Cie, voit le jour le 13 août 1880. Son objet est pour le moins révolutionnaire : organiser la solidarité entre ses membres, permettre l’appropriation du capital par les travailleurs, offrir les conditions durables de l’émancipation des classes populaires et régler l’exercice de la démocratie sociale à l’échelle de la communauté familistérienne.
Toutefois, Godin maintient une hiérarchie. L’association est structurée en quatre niveaux : associés, sociétaires, participants et auxiliaires. A chaque niveau correspond un niveau différent d’intéressement aux bénéfices, de protection de l’emploi et de jouissance des services. Seuls les associés décident des grandes orientations : de fait ce sont les « cadres ». Originalité pour l’époque : ils sont à parité de sexe (12 hommes et 12 femmes). Les sociétaires sont les ouvriers qui logent sur place. Les participants sont des salariés qui résident ailleurs, enfin les auxiliaires sont des ouvriers employés ponctuellement, selon la charge de travail.
Le fonctionnement de l’association rencontre de nombreuses difficultés. Godin voudrait que chacun puisse voter sur les décisions importantes, mais cela ne fonctionne pas toujours, et les statuts sont souvent modifiés.
Jean-Baptiste Godin meurt en 1888. Du fait de la richesse produite par l’usine, alors à la pointe de son secteur, le Familistère va résister aux deux guerres mondiales (une partie sera bombardée et reconstruite). Les participants et auxiliaires engagent des luttes syndicales dans les années 1930 (4). Les enfants des sociétaires contestent la transmission des places d’associés à leurs enfants. La concurrence, en France, puis au niveau international, et la complexité des conflits internes, compliqueront la situation à partir des années 1950.
Retour au capitalisme…
Finalement, alors que la France est en ébullition, l’association est dissoute le 22 juin 1968 pour être remplacée par une société capitalistique classique : Godin S. A. Les associés et sociétaires se retrouvent avec des parts et le capital s’ouvre à des capitaux extérieurs. En 1970, l’usine est rachetée par la société Le Creuset (5) alors que les parts ont perdu la moitié de leur valeur. Le théâtre et les écoles sont vendus à la commune. Le Familistère est divisé en copropriétés. Les logements sont vendus pour une partie aux occupants, qui se regroupent dans l’un des bâtiments, et le reste est mis en location. Ils se dégradent du fait du manque d’investissement lourd. Ils accueillent un temps des locataires aux revenus modestes.
En 1981, la ville continue à acheter des morceaux des bâtiments : la piscine et la buanderie, ainsi que le kiosque à musique.
En 1988, Le Creuset vend Godin S. A.à Cheminées Philippe (6), qui y poursuit la construction de cuisinières de haute qualité, mais avec seulement 400 salariés.
… puis aux collectivités publiques
En 1991, alors que les trois quarts des bâtiments menacent ruine, l’ensemble est classé aux Monuments historiques.
En 1997, la ville récupère les jardins pour 1 franc symbolique. A partir de 2000, un programme est lancé avec le département, la région, l’Etat et l’Europe pour réunifier les lieux et leur trouver un usage : le bâtiment central est aménagé en musée, les deux ailes sont progressivement réhabilitées en logements. Le musée est ouvert au public depuis 2010 et accueille déjà plus de 50 000 visiteurs par an. Le théâtre, mis aux normes, a rouvert en 2011. Une salle de projection et de conférences doit compléter le musée à partir de 2014.
Le musée présente évidemment l’histoire du Familistère, mais aussi les produits de l’usine Godin et des démarches architecturales de cité collective du même ordre (7).
Michel Bernard
• Familistère de Guise, 263, Cité Familistère, 02120 Guise, tél : 03 23 61 35 36, www.familistere.com
• Godin, inventeur de l’économie sociale, Jean-François Draperi, éd. REPAS, 2008, 196 pp., 15 €.
• Habiter l’utopie, le familistère Godin à Guise, sous la direction de Thierry Paquot et Marc Bédarrida, La Villette, 2004, 304 pp. 18,50 €.
(1) Lire Charles Fourier ou la pensée en contre-marche, Chantal Guillaume, Le Passager clandestin, coll. Les précurseurs de la décroissance, 2013, 94 pp. 8 €.
(2) Pour les soins et non pour les loisirs, à l’époque
(3) Collaboratrice puis seconde épouse de Godin, elle est à l’origine de nombreuses idées innovantes concernant les femmes et les enfants.
(4) Le Parti communiste dénonce alors l’exploitation des participants et auxiliaires par les associés et sociétaires. On rapprochera cette critique de la coupure que l’on observe parfois dans les SCOP d’aujourd’hui, où les salariés ne sont pas tous sociétaires.
(5) Société qui fabrique des ustensiles de cuisine en fonte alors à Fresnoy-le-Grand (Aisne).
(6) La société siège à Béthune (Pas-de-Calais).
(7) On y découvre notamment la polémique avec les cités ouvrières de Mulhouse, où le patronat mise à la même époque sur le logement individuel.