« La vraie maîtrise consiste à faire justice des préjugés du temps, et d’abord du plus profond et du plus malheureux d’entre eux, qui veut que l’homme délivré de la démesure en soit réduit à une sagesse pauvre. »Albert Camus, L’homme révolté, 1951, Gallimard
La démocratie, définie ici brièvement comme un processus dans lequel les décisions d’intérêt commun sont prises au terme d’un débat public entre égaux, tend en effet à être remplacée par un jeu de lobbies et d’experts, relayé par une propagande médiatique diffusant la vision d’un monde technocratique et efficient.
La technique s’est non seulement autonomisée, auto-accrue, mais elle semble capable de se prononcer à notre place, et de manière plus efficiente que nous. Ainsi et pour exemple, les ordres de grandeur du marché global, notamment ceux des marchés financiers, les quantités astronomiques d’informations à traiter sur l’instant pour optimiser les gains, ont favorisé le développement du trading algorithmique qui opère via des échanges entre systèmes numériques sophistiqués qui effectuent des ordres d’achat et de vente. Ce trading haute fréquence, qui remplace la décision humaine, n’est pas marginal : aux Etats-Unis, les trois quarts des échanges d’actions se réalisent ainsi.
Ce technocapitalisme se nourrit de la crise écologique, qui se révèle une épreuve pour la démocratie. Alors que les limites des capacités de la Terre à absorber les conséquences d’un modèle de production et de consommation sont dépassées, les solutions préconisées convergent vers une transformation de la nature en objet financier et la recherche de techniques capables de fabriquer une planète intelligente (smart), des villes intelligentes, une agriculture intelligente, capables de s’adapter aux nouvelles conditions de la vie sur Terre, avec des écosystèmes ravagés. Ce déchaînement des puissances économiques et de la technoscience, dans tous les domaines, ruine les ambitions démocratiques. Comme l’écrivait déjà Gunther Anders, « les objets que nous sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier, comme étant nôtres » (1). De là découlent le fatalisme et la perte du pouvoir d’agir collectivement.
Démocratie et finitude
Cette situation est tragique au sens de la tragédie grecque. Certes, la tragédie est un spectacle, mais elle met en scène les événements et leur articulation ; elle rend le destin intelligible. Elle exhibe les méfaits de la démesure, de l’hubris, et elle est finalement un appel à l’autolimitation. C’est le sens de l’attention qu’a porté le philosophe Cornelius Castoriadis à la tragédie grecque, qui fut inventée à Athènes en même temps que la politique et la démocratie. Dans un monde où les lois sont l’œuvre des humains et non plus de puissances transcendantes, la démocratie et la transparence dans la délibération publique sont en effet les conditions de la mesure pour l’exercice du pouvoir et pour la maîtrise de la démesure, toujours potentiellement présente dans les affaires humaines.
Une des premières conditions de la démocratie est donc l’acceptation raisonnée et assumée de la finitude du monde et de sa fragilité, et ceci d’autant plus que l’humanité, dans son existence, ne va plus de soi. Au lieu de cela, dans tous les domaines, c’est l’idée d’une augmentation qui prévaut. L’humanité et la planète doivent en effet être « augmentées » pour s’adapter aux nouvelles conditions de vie sur Terre. La mainmise des humains sur la Nature atteint désormais des échelles gigantesques, puisqu’il s’agit de modifier la planète elle-même avec les projets de géo-ingénierie. Mais elle se double d’une mainmise de la technique sur les humains eux-mêmes. La fabrication de la vie, en décomposant le vivant en cellules, tissus, molécules, tend à réduire la vie en une matière à agencer, en un objet privé de toute subjectivité. De surcroît, l’humain apparaît comme un être inapte à assumer l’ampleur des tâches globales qui sont désormais devant lui ; il est marginalisé car la puissance de traitement par les machines des flots de données supplante la capacité de jugement. La démocratie apparaît alors archaïque et inutilement contraignante face à ces nouvelles puissances : c’est un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble. Ce pouvoir se veut soft et ludique, à l’image des objets « intelligents » comme le Smartphone, faisant corps avec les humains.
Les luttes qui s’affrontent désormais à cette démesure, ayant pour nom planète et humanité « intelligentes » et « augmentées », « grands projets inutiles et imposés », amélioration du vivant, accélération de l’extraction des ressources naturelles, concentration du pouvoir économique et financier, réactualisent le combat démocratique. Sobriété, convivialité, lenteur sont les voies d’une sagesse renouvelée.
Geneviève Azam
Conseil scientifique d’Attac
(1) Günther Anders, Nous, fils d’Eichmann, Payot & Rivages, Paris, 1999