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Les interpellations politiques des Rroms

Jean-Pierre Dacheux

En Europe, la population Rrom compte, autant qu’on la puisse dénombrer, plus de douze millions de personnes. Elle s’est installée voici six à sept siècles. Elle est originaire du nord de l’Inde. Elle interpelle, par son mode de vie économe et respectueux, tous les peuples de la Terre.

Il s’agit d’Européens qui se nomment les Rroms. Rrom veut dire « homme », ou « être humain », dans la langue rromani. Le rromani est une langue à base de sanskrit et d’hindi. Les Rroms sont souvent appelés Tsiganes par les non-Rroms. Les Rroms appellent les non-Rroms (nous-mêmes) des « gadjé ».
Les interpellations des Rroms sont d’ordre politique et philosophique, tout à la fois. Ils ont subi, comme les Juifs, un génocide de la part des nazis. Ils ont connu, en Roumanie, comme les Noirs, des siècles d’esclavage. Ils se considèrent comme « une nation sans territoire (1) ». Ils récusent le droit à la propriété individuelle du sol.
Les Rroms ou Tsiganes sont présents dans presque tous les pays d’Europe. Ils vivent par groupes de familles très solidaires entre elles. Ils travaillent comme artisans ou commerçants, rarement en entreprise. Ils ne sont pas nomades mais très mobiles, car souvent déplacés ou pourchassés. On ignore comment ils ont traversé les siècles sans disparaître.
En France, on les appelle les « gens du voyage ». Même si la majorité d’entre eux ne voyage pas ! Le mot anglais « travellers » n’a pas le même sens. « Gens du voyage » est une appellation administrative strictement française, sans équivalent en Europe. Elle permet de ne pas désigner cette minorité, puisque la France n’en reconnaît aucune !

La première minorité culturelle d’Europe

Par leur nombre, les Rroms constituent, pourtant, la première minorité culturelle d’Europe. On les trouve aussi, en moindre nombre, dans les Amériques ou d’autres continents. Ils ont une représentation auprès des Nations-Unies. Ils ont une délégation auprès du Conseil de l’Europe (47 États). Une eurodéputée rromni, hongroise, Livia Jaroka, siège au Parlement européen (27 États).
Les Rroms sont rejetés, bannis, exclus parce qu’ils ont une identité culturelle forte qu’ils ne veulent pas abandonner. Leur grande peur est de devenir des gadjé, de vivre comme nous. Ils s’insèrent parmi nous sans peine, mais sans jamais s’intégrer. Ils nous font, ainsi, douter de nos certitudes concernant l’unité de la nation française et, pour cela, nous irritent.
Les Rroms nous amènent à nous interroger sur notre modèle social. Ils travaillent pour eux-mêmes mais refusent le travail-emploi, le travail salarié. Ils sont très attachés à leur liberté de citoyen, mais votent peu ou pas. Leurs enfants fréquentent l’école pour apprendre à lire mais n’y restent pas. Les principaux apprentissages de la vie s’effectuent dans la famille et par la famille.
Les Rroms n’expriment guère leur philosophie de la vie dans des écrits. On compte, parmi eux, peu d’écrivains mais beaucoup de musiciens. Leur influence sur l’art musical est grande. Guitaristes, violonistes, percussionnistes, se rencontrent partout. Le chant et la danse font partie de leur univers quotidien.
Les Rroms ou Tsiganes sont méconnus et méprisés. Leur vie proche, si possible, de la nature, incontrôlable, est jugée suspecte. On les a tenus pour des « voleurs de poules » ou pire : « voleurs d’enfants ». Leur pauvreté ou leur richesse étonnent : comment peut-on vivre ainsi ? Ils sont, dès lors, très surveillés par les polices.
Les Rroms ont longtemps été considérés comme des nomades. Pourtant leur très grande majorité est aujourd’hui sédentaire. En France, une partie des Tsiganes, dits les Manouches, ont un habitat mobile, une caravane.

Un peuple sans État

Les premières questions que nous posent les Rroms sont, ainsi, d’ordre anthropologique. Comment est-il possible de vivre sans adopter les mœurs de la majorité ? Comment survit-on, au travers des siècles, en étant toujours et partout repoussés ? Cette population européenne peut-elle être rapprochée de certains peuples autochtones ? Leur attachement à la Terre-mère, que nul ne peut posséder, en est-il un signe ?
Sous le regard des Rroms, nos concepts politiques traditionnels semblent être soumis à réexamen. Il en est ainsi de : résidence et citoyenneté, ethnies et nations, minorités et communautés. Mais aussi de : territoire et patrie, propriété et appropriation, représentation et démocratie. Ou encore de : nomadisme et circulations, universalisme et cosmopolitisme. Enfin de : holocauste et ethnocide, république et fédéralisme, multiculturalisme et intégration.
La philosophie politique tout entière est convoquée pour comprendre ce peuple sans État. Les Rroms constituent un peuple par leur langue, leur histoire et leur pérennité. Ils sont sans État et dépendent de celui où ils résident. Les Rroms sont citoyens du monde sans le savoir. Ils se pensent Terriens avant même d’être des Européens (2).
La présence parmi nous de ce ferment de contestation muette nous trouble. Cosmopolites pratiques, ils ne sont pas sans patrie : ils en ont plusieurs. Ils aiment les sols où ils demeurent et passent. Ils adoptent le pays qui les reçoit et s’y attachent.
Les Rroms constituent une contradiction vivante. Ils vivent à part, alors qu’ils ne veulent et peuvent vraiment vivre à part. Les administrations ne veulent pas non plus les placer à part et le font quand même ! Rroms et gadjé s’attirent et se repoussent. Cet équilibre, toujours instable, dure depuis des siècles !
Ce type d’humanité, complexe et riche d’enseignements, nous surprend. Il est, aujourd’hui, une source d’interrogations utiles. Ainsi sa capacité à s’adapter à une vie simple et sobre est d’actualité. Leur talent pour récupérer les marchandises abandonnées, aussi. Leur résilience, face à tous les régimes politiques, reste un mystère.
Faire connaître ces hommes et femmes d’Europe à tous les Européens est devenu urgent. En réalité, les Rroms posent des questions universelles. Mais, mieux encore, ils posent les questions de ce temps. Celles des rapports de l’homme à la Terre, à la nature, au travail..., celles de la pérennité des cultures et de la biodiversité humaine.
 
Jean-Pierre Dacheux

(1) Les Rroms n’ont pas de drapeau mais un emblème, celui d’une nation ! Il se présente comme deux barres d’égale largeur, bleue en haut, verte en bas. Sur ce fond apparaît la roue rouge de la liberté, de la mobilité et de la souffrance. C’est l’image d’un dur parcours de vie sous le ciel et à même la Terre.
(2) La Journée internationale des Roms est le 8 avril. Le jeudi 8 avril 1971 fut fondée, à Londres, en congrès, l’Union Romani Internationale. Les Rroms se dotèrent alors d’un hymne composé par Jarko Jovanovic : Gelem, Gelem, qui est un cri contre le malheur. On y retrouve les thèmes du voyage sans fin et de la persécution ininterrompue.

Jean-Pierre Dacheux, auteur d’une thèse de philosophie sur Les interpellations tsiganes de la philosophie des Lumières, est membre du Collectif de soutien aux familles rroms vivant dans le Val-d’Oise, élu local, et a publié avec Bernard Delemotte Roms de France, roms en France (éd. Le Passager Clandestin).

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