Silence : Comment définir l’espace public ?
Jean-Pierre Garnier : Officiellement, c’est un espace qui est le lieu de rencontre, de confrontation des citadins d’une ville donnée, en y incluant les visiteurs. Il n’est pas lié à une fonction précise — travail, habitat, commerce — mais plutôt à une dimension ludique, de promenade, de gratuité. Cet espace échapperait aux obligations économiques et les citadins se confronteraient les uns aux autres indépendamment de leurs appartenances de classe ou sociales respectives. Le citoyen lambda rencontrerait d’autres citoyens, pas forcément pour parler avec eux mais pour les côtoyer, contribuerait à l’animation de la ville et à lui donner son image de lieu de convivialité, de sociabilité dite urbaine. Les citadins sont soit des travailleurs, soit des consommateurs, soit des pères ou des mères de famille donc déterminés par différentes fonctions, mais une fois dans l’espace public, ils sont seulement des individus sociaux
Maintenant, à quoi sert effectivement l’espace public ? Aujourd’hui, l’organisation, la conception et le fonctionnement de l’espace sont définis par les autorités locales, s’appuyant sur des services divers depuis le nettoyage jusqu’à la police en passant pas les gens préposés à la culture. Puis, les forces socio-économiques, dans une société capitaliste, jouent un rôle dans l’affectation de l’espace public et son usage réel : promoteurs, commerçants, etc. contribuent à la production physique de l’espace et ont intérêt à ce que celui-ci soit rentable. Une ville, dans un pays capitaliste, ça sert à faire vendre, et elle-même, la ville, se vend. Elle se vend à travers des images de marque qui lui permettent de se positionner sur le marché, dans la concurrence, la compétitivité entre villes pour attirer les investisseurs et ce qu’ils appellent la matière grise c’est-à-dire les ingénieurs, les cadres, les enseignants-chercheurs.
La fonction idéologique de l’espace public est de créer du consensus, du lien social, à mon avis totalement fictif, entre des individus extraits de leur appartenance de classe, de leur catégorie sociale respective, pour entretenir l’illusion que nous serions dans une société égalitaire et où l’égalité serait celle de l’accès à l’espace public, quel que soit le statut, la richesse, le pouvoir, l’avoir, le savoir des individus qui y accèderaient. C’est donc une fiction qui se met en scène : celle d’une société réconciliée à travers cet espace qui est une pure mystification. Une scène où se simule une pacification sociale, l’espace public comme le lieu par excellence du « vivre ensemble ». La preuve que c’est une fiction est que cet espace est de plus en plus contrôlé : instauration systématique de caméras vidéoprotection ; présence policière - en uniforme, en civil, agents de médiation sociale – ; reconfiguration des espaces publics par les architectes, les paysagistes, les urbanistes et les designers pour qu’ils soient plus facilement contrôlables.
Quels sont les dispositifs utilisés pour gérer cet espace ?
L’espace public doit être visible. C’est la logique de ce que l’on appelle aux Etats-Unis espace défensif. Un espace qui facilita sa propre défense par sa configuration physique c’est : un, être dissuasif vis à vis des fauteurs de troubles ; deux, s‘ils passent à l’offensive ou passent à l’acte, rendre plus aisée l’intervention policière, donc limiter les obstacles au maximum. On va éliminer tout ce qui peut contribuer à attirer des gens que l’on considère comme indésirables. Le terme officiel dans l’architecture dite de prévention situationnelle (1) c’est les malfaisants. Les malfaisants, c’est tout. C’est les clochards. C’est les jeunes des cités. C’est les immigrés sans papier. C’est les mendiants. C’est les prostitué-e-s. Tout ce qui empêche l’espace public d’être cet endroit rassurant, nettoyé, lisse, aseptisé. On supprime les bancs. On met en place des revêtements qui dissuadent de s’étendre. Des éclairages maximums pour qu’ils soient bien éclairés la nuit, intimidant les éventuels fauteurs de troubles. Eviter une végétation trop luxuriante avec des haies trop élevées, pour qu’on ne puisse pas se cacher derrière. Eviter les escaliers, les terre-pleins, les terrasses, parce qu’en cas d’intervention de la police, il ne faut pas qu’ils créent d’obstacles à la poursuite. Il y a des techniques de dissimulation, comme des caméras dans du mobilier urbain design. Il y a aussi toutes les politiques pour créer des animations et des évènements. Il faut créer des événements rassembleurs (Nuit blanche, Paris Plage,…). On préfère un public mentalement assis plutôt qu’un peuple debout et en état d’insurrection.
Pour Alessi Dell’Umbria, la police est la seule qui peut véritablement investir l’espace public en temps normalisé. (2). Par conséquences l’espace public c’est l’espace de l’Etat. Don Mitchell (3) explique qu’un espace véritablement public est un lieu d’affirmation de l’autonomie et d’une virtualité de réappropriation de la ville. (4)
L’espace public sert d’instrument de pacification sociale et de neutralisation des oppositions face au spectre d’une réappropriation où il serait premièrement occupé, deuxièmement autogéré, auto-organisé.
Y a-t-il des exemples de réappropriation de l’espace public ?
Il y a les espaces publics qui sont investis spontanément principalement par des jeunes pour se rencontrer, se réunir, discuter. Tant qu’ils ne sont pas contrôlés, ils considèrent que cet espace public, de proximité, c’est des lieux où on peut se retrouver, discuter et s’asseoir, s’il y a des moyens de s’asseoir.
J’ai connu le CREP de Strasbourg (5). J’ai participé à une manifestation avec une fanfare : recouvrir les caméras de vidéosurveillance avec des sacs poubelles. C’était tellement ludique et drôle que les gens soutenaient.
En Espagne, le 15 mai 2011, suite à une manifestation contre l’austérité le 14, réprimée par la police, la Puerta del Sol (place de Madrid) était occupée. L’objectif n’était pas de se réapproprier l’espace public, c’était de l’utiliser pour manifester le refus de ce que devenait la vie sociale en Espagne. Leur mot d’ordre était entre autres « ¡democracia ya ! » (démocratie maintenant !), ou bien « on n’a pas besoin d’être représentés, on est présents dans l’espace ». C’était aussi ultra-organisé. Il y avait des gens qui avaient emmené dans des brouettes, dans des sacs, dans des petits chariots, des bouquins pour faire des bibliothèques ambulantes, du ravitaillement, pas d’alcool. Il y avait des étudiants en médecine qui étaient là s’il y avait des gens qui se trouvaient mal. Là on a l’espace public comme lieu d’expression politique de populations, de catégories sociales, qui l’utilisent comme un lieu de revendication, court-circuitant les médias.00 Des gens rassemblés dans les espaces publics peuvent finalement faire que ces espaces rendent effectivement publics les aspirations, les désirs, les refus, les révoltes, la riposte des classes dominées.
Propos recueillis par Elise Ayrault
(1) Philippe Lignières a réalisé en 2003 le documentaire Pas lieu d’être. Jean-Pierre Garnier y intervient sur l’aménagement situationnel de Montpellier.
(2) Alessi Dell’Umbria, C’est de la racaille ? Eh bien j’en suis !, Paris, L’échappée, 2006
(3) Enseignant-chercheur en géographie, Université de Syracuse, New York
(4) J-P. Garnier précise : « un espace où on peut rendre public aux yeux de tous les aspirations populaires dans le cas d’une réappropriation où premièrement cet espace est occupé, deuxièmement il est autogéré, ne serait-ce que temporairement, par des gens qui n’ont pas d’autres lieux d’expression que cet espace. »
(5) Collectif de réappropriation de l’espace public
Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine, Essai sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires, Paris, Agone, 2010
Jean-Pierre Garnier, Un espace indéfendable, l’aménagement urbain à l’heure sécuritaire, Le Monde à l’envers, 2012, 3€.