Dossier Sciences Société Technologies

Internet et écologie sont-ils compatibles ?

Marie-Pierre Najman

Si internet consomme déjà autant d’énergie que l’avion et va bientôt le dépasser, il pose également d’autres problèmes écologiques. A ce sujet, Silence a interrogé Fabrice Flipo, responsable du rapport Ecotic (1) financé par l’Institut Télécom, « Technologies numériques et crise environnementale : peut-on croire aux TNIC (2) vertes ? » (2009).

Silence : En quoi internet pose-t-il problème du point de vue écologique ?

Il pose trois problèmes. Le premier est la consommation d’énergie : pour en donner une idée, les économies d’électricité réalisées par les ménages depuis 15 ans (lampes basse consommation, produits A++ etc.) ont été entièrement compensées par l’arrivée des box (livebox, neufbox, freebox, etc.), la multiplication des écrans plats, etc. Cette consommation d’énergie a bien sûr des conséquences sur les émissions de gaz à effet de serre (3), la production de déchets radioactifs etc. Toutefois, le prix de l’énergie représente peu dans internet, et il faudrait une très, très forte hausse pour gêner l’infrastructure elle-même. C’est le transport automobile, devenu problématique bien avant, qui devrait en entraver la maintenance (4)...
Le second problème, très important, est la production de déchets (5). C’est cette dimension, non celle de l’énergie, qui a provoqué une campagne de Greenpeace. Les produits des TNIC incorporent par exemple des produits ignifuges qui sont toxiques et très difficiles à récupérer en bout de chaîne.
Le dernier problème est la raréfaction des matériaux, en particulier ce qu’on appelle les « terres rares ». La production de TNIC a provoqué un bond énorme de la demande pour des métaux dont l’utilisation était jusque-là assez marginale, notamment le lithium utilisé dans les batteries. Le Bureau des recherches géologiques et minières ne prévoit pas de pénurie avant la prochaine décennie mais, si les voitures passent elles aussi à l’électrique, ça peut aller beaucoup plus vite... Les TNIC sont des produits issus de ressources épuisables, c’est tout de même un problème (6).

On nous vante la possibilité d’une informatique « verte »... Peut-on espérer rendre internet écolo-compatible ?

A partir du moment où ce sont des ressources épuisables, c’est difficile. Mais les fabricants, sous la pression des réglementations et des actions des associations, produisent maintenant des modèles qui consomment moins, contiennent moins de toxiques — mais ont toujours des durées de vie trop courtes...

Quels progrès vous sembleraient prioritaires pour rendre internet moins nuisible écologiquement ?

C’est difficile à dire, il y a un tel engouement pour ces machines ! Au moins faut-il une information correctement faite. Aujourd’hui, avec « l’éco-contribution », les consommateurs ont l’impression que le problème est réglé : quelques centimes par appareil et la boucle est bouclée. Ce n’est pas le cas. Et ni les vendeurs ni les Etats, à qui l’internet confère de la puissance, n’ont intérêt à donner cette information.

N’y a-t-il pas un risque que la compatibilité écologique s’obtienne au détriment de la justice sociale ?

C’est certain, et les aspects sont nombreux. L’industrie a tendance à stigmatiser le consommateur, dont les désirs seraient insatiables : il n’achète pas l’ordinateur « vert » proposé, donc c’est de sa faute. Les acteurs principaux, Etat, entreprises, et même associations écologistes, ne se penchent guère sur les raisons qui motivent ce refus : le coût, l’absence de critère fiable pour vérifier l’information du constructeur, etc. Les réglementations sont le fait de petits comités ; elles portent sur des questions étroitement techniques, sans questionner les grands déterminants que sont la compétitivité et la rentabilité financière. On ne touche jamais ni à l’expansion des marchés ni à la vitesse de renouvellement des produits (7), ce qui annihile les efforts de réglementation sur l’énergie ou le recyclage. Aujourd’hui, même la marge de manœuvre que pourraient procurer une conférence de citoyens, une information sérieuse etc. est interprétée comme dangereuse pour la compétitivité, les affaires etc. A terme, l’obligation de répondre aux défis écologiques risque d’aboutir à nous asservir davantage, voire à imposer la fin de la démocratie au nom de la nécessité.

Est-ce qu’internet profite quand même un peu à l’écologie ?

Très difficile à dire, ce n’est pas dans le rapport Ecotic alors, ici, je vais plutôt donner mon opinion personnelle, qui vaut ce qu’elle vaut. D’un point de vue macro, on ne voit pas que l’internet ait favorisé une réorientation de nos sociétés : si maintenant tout le monde parle d’écologie, c’est parce qu’on en a parlé lors du Grenelle, que des dizaines de journaux papier grand public ont fait des numéros spéciaux à cette occasion etc. Bien sûr, on dira que ces journaux dépendent aussi d’internet, mais il serait bien difficile de montrer que le numérique a joué un rôle déterminant.
La vogue écologiste des années 70 n’était portée par aucune machine numérique. Internet, en soi, n’infléchit pas les valeurs, les préférences, les habitudes : il favorise la circulation de l’information. Mais comme l’attention humaine est limitée, si cette attention reste focalisée sur les mêmes sujets, la vitesse n’y change rien. Alors qu’on entend souvent le contraire, internet ne va pas contre la socialité. Les accélérations dans la circulation de la communication (qui impliquent, bien sûr, un abaissement des coûts de production) n’ont jamais produit cet effet. Elles élargissent plutôt la communauté des membres d’un même paradigme culturel, ceux qui ont les mêmes préférences, les mêmes habitudes : l’effet en est l’homogénéisation (8). En soi, cela n’a aucun effet sur la structure de ce paradigme, qu’il soit productiviste ou favorable à la sobriété. Internet ne change pas véritablement la donne : c’est une innovation qui se situe dans la logique de la course aux rendements croissants, de la capitalisation, de la concentration — voyez la valeur des entreprises telles que Google, et leur situation de marché : ce sont des quasi-monopoles. L’écologie politique, au contraire, a en commun de réfuter cette course. Il est étonnant que des penseurs aussi fins qu’André Gorz (9) aient pu se laisser séduire.

Du point de vue individuel, quels conseils donneriez-vous pour diminuer l’impact écologique et social du recours à internet ?

C’est difficile, tant la vitesse est agréable — et devenue obligatoire. Ne pas l’utiliser, c’est se déclasser. Il reste plus facile d’échapper au téléphone portable, à mon avis, bien que cet outil soit utile dans les pays du tiers-monde, dans une certaine mesure, du fait du faible coût des infrastructures. Néanmoins, je reste plutôt adepte d’Ivan Illich (10) : la vitesse n’est pas égalitaire, la réduire c’est favoriser le commun, l’égalité. Mais internet est difficile à qualifier. Pour la voiture, l’énergie, on voit la perte de convivialité, mais avec internet cela reste à penser.

Et d’un point de vue collectif : pour un militant, une famille, une association, une commune ?

Je ferai la même réponse. Inutile de se précipiter pour « rester dans la course ». L’important, pour les collectifs, est de s’ancrer localement avec une vision globale correcte.

Résoudre les questions écologiques et sociales posées par les TIC concerne au fond toute l’humanité ?

C’est le « développement » qui est mis en cause, autrement dit la conception occidentale d’une humanité progressant en ordre dispersé mais sur un seul axe. Les pays qui se croient les plus développés ne le sont peut-être pas et, inversement, certains modes de vie ne sont pas aussi « sous-développés » qu’ils en ont l’air. Plus il deviendra évident que les solutions techniques sont en échec, plus les alternatives deviendront crédibles, sans viser un illusoire « retour au passé ». Par exemple, la relocalisation des activités ne peut pas être la seule réponse, car elle ne convaincra pas les pays en développement. Ce qui peut les convaincre est de reconnaître notre mal-développement, de leur proposer d’avoir un avis sur le mal qui nous ronge et de prendre en compte cet avis, non pas pour voir en eux un nouveau modèle mais pour rétablir un peu d’équilibre. Ces évolutions passeront en grande partie par des échanges autour d’expériences concrètes... Certains mouvements indigénistes en Amérique du Sud, le néo-gandhisme en Inde (11) sont des pistes intéressantes, crédibles, qui gagnent à être connues. L’écologie politique des pays riches est malheureusement largement coupée de ces réflexions approfondies sur l’émancipation, qui se tiennent assez loin de la simple « protection de la nature ».

Entretien réalisé par Marie-Pierre Najman

(1) Téléchargeable sur http://etos.it-sudparis.eu/rapports/Rapport_Ecotic.pdf.
F. Flipo est également co-auteur de La Décroissance, dix questions pour comprendre et en débattre, avec D. Bayon et F. Schneider, La Découverte, 236 pp, 2010.
(2) TNIC : technologies numériques de l’information et de la communication.
(3) Un personnage virtuel du jeu en ligne Second Life utiliserait autant d’électricité qu’un brésilien moyen (Nicholas Carr, traduit sur Framablog) et un rapport remis en 2009 à Christine Lagarde s’inquiète « du modèle de croissance non durable des centres de données ». Dans beaucoup d’entre eux, pour un kilowatt dépensé pour internet, un autre est nécessaire pour dissiper la chaleur. Des centres de traitement de plus en plus énormes sont en projet dans les régions froides du globe et divers procédés d’« économie » (dans la croissance !) sont expérimentés...
(4) Comme l’anticipe En panne sèche, d’Andreas Eschbach, L’Atalante, 768 pp., 2008.
(5) En France, à peine 20 % des déchets électriques et électroniques sont recyclés, et un tiers est issu de l’informatique (ministère de l’Ecologie, bilan 2006-2009). Pourtant, on saurait aujourd’hui fabriquer des produits durables et recyclables (Eco-info).
(6) D’ici 2030, sur 41 matières premières indispensables aux « nouvelles technologies », 14 sont importées en moyenne à 95 %, et très peu recyclées malgré peu de possibilités de substitution (Eco-info).
(7) La durée de vie moyenne d’un ordinateur a baissé de 6 ans en 1997 à 2 ans en 2005 ! (Observatoire des territoires numériques)
(8) Benedict Anderson, L’Imaginaire national, La Découverte, 212 pp., 1996
(9) Auteur, entre autres, du recueil Ecologica, Galilée, 158 pp., 2008
(10) Pour Ivan Illich, la convivialité caractérise les outils et les dispositifs qui favorisent l’autonomie en minimisant la dépendance énergétique, industrielle etc. La Convivialité, Seuil, 158 pp., 2003 (1975)
(11) Pour lequel l’économie et la politique sont morales, cf. Guy Sorman, Le Génie de l’Inde, Fayard, 308 pp., 2000.

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