Compter sur les stations d’épuration pour régénérer l’eau serait bien naïf : elles retiennent le plus gros de la matière organique, certes, mais laissent filer à peu près tout ce qui est soluble : l’azote (provenant de l’urine), le phosphore (excréments et poudres à laver), les détergents, les bactéries fécales et autres virus(1). Comme la rivière sert aussi d’égout aux industries, il s’y rajoute des métaux lourds et composés organiques toxiques. La station de potabilisation fait de son mieux mais, avec une ressource sabotée de la sorte, elle est contrainte d’abuser du chlore, qui n’annule pas le risque sanitaire, loin s’en faut, mais représente en lui-même une menace supplémentaire pour le buveur(2).
Assainissement physique
Pendant ce temps, les spécialistes de l’agriculture nous disent que la terre s’épuise du fait qu’avec les récoltes, on lui enlève des nutriments – azote, phosphore, potasse, etc. – et que donc il faut les lui rendre, théorie plus que simpliste en l’occurrence(3), mais qui a au moins le mérite d’une certaine logique. Ayant donc envoyé à la rivière le phosphore contenu dans nos aliments, on va en chercher d’autre dans des mines qui seront à peu près épuisées dans 60 ans(4), dans des pays où la possession de ces gisements est un motif de guerres sans fin. Ayant de même envoyé à la rivière l’azote, on en fait du neuf, moyennant force combustible fossile, dans des usines qui explosent rarement, mais alors franchement(5). Quant au potentiel d’humus que pourrait générer notre matière fécale, comme il advient de la bouse de vache dans le pré, il ne peut se réaliser que par l’épandage des boues d’épuration ; or la pollution croisée par les métaux et les poisons chimiques que ces boues ont subie à la station rend leur retour à la terre pour le moins problématique.
Ce n’est pourtant pas faute de moyens financiers, car il est difficile d’imaginer système plus coûteux, au point que la possibilité économique de maintenir et de renouveler les réseaux d’égout dans l’avenir est une hypothèse de plus en plus risquée, même dans nos pays riches. Ailleurs, le constat est fait : l’assainissement par l’eau est trop cher, c’est l’un de ses principaux défauts. Or nous voici pourtant avec cette idée en tête, que toute merde doit être plongée dans l’eau sitôt émise, et emportée dare-dare vers la rivière. Sur ce consensus sans faille s’est assise la loi : tu ne chieras point si ce n’est dans l’eau, tu te connecteras au réseau d’égout sitôt qu’il passera devant chez toi. Et nous voici contraints de participer au saccage des rivières, de menacer de nos maladies nos voisins de l’aval, et de financer l’absurde.
Et pourtant… En 1788, Mirabeau écrit, à propos de l’entreprise des frères Perier consistant à distribuer aux logements parisiens de l’eau pompée dans la Seine, en aval d’un égout : « c’est verser son pot de chambre dans sa carafe »(6). Au milieu du 19e siècle, à Londres, plusieurs systèmes de toilettes sèches ont été mis au point et commercialisés, comme l’Earth-Closet de Henry Moule, breveté, fabriqué et vendu pendant plusieurs décennies. Un peu partout sur Terre, des peuples ont trouvé des solutions simples, non technologiques, parfaitement respectueuses de l’eau, et aussi efficaces pour la maîtrise du risque sanitaire que pour la valorisation du potentiel fertilisant : ainsi les antiques toilettes à séparation chinoises, maliennes, yéménites (ces dernières à chaque étage dans des immeubles de 4 ou 5 niveaux), la toilette à poussière népalaise(7), la toilette à litière si simple et si peu coûteuse(8). Dans nos villes françaises, le souvenir demeure de la tinette à cheval qui collectait le contenu de pots de chambre vers l’aire de compostage où il était converti en poudrette, engrais reconnu. Des industriels fabriquent et vendent depuis cinquante ans des modèles de toilettes sèches plus sophistiqués les uns que les autres(9). Le développement exponentiel des initiatives partout dans le monde, sous tous les climats et dans tous les milieux économiques et culturels ne laisse plus de place au doute : une autre toilette est possible.
Assainissement mental
Ce cloaque dans lequel nous sommes immergés n’est que le produit de notre état mental : nous avons mis toute notre foi dans une science hyperlucide au détail et aveugle à l’ensemble, et dans une industrie qu’on a crue toute puissante pour l’éternité, quand elle était seulement en train de détruire à grand feu les réserves énergétiques de la planète. Nous avons abandonné sans réticence notre souveraineté sur nos fonctions les plus élémentaires : manger, chier, pour la remettre à un Monstre bicéphale, moitié Etat, moitié Marché, dont les servants, bureaucrates et marchands, nous ont entraînés dans ce sac. Ne rencontrant nulle résistance, le Monstre a rendu l’inacceptable banal, le scandaleux, le compliqué, le cher, le dangereux obligatoires. Ce faisant il montre la considération qu’il a pour nous, en nous jugeant d’emblée incapables de la moindre compétence, de la moindre capacité à exercer une responsabilité – la gestion de ses propres excréments – qui est pourtant par nature parfaitement à la mesure de l’individu. La contradiction ne l’effraie manifestement pas : au particulier non raccordé à l’égout, il impose à juste titre d’utiliser le sol comme outil d’épuration et d’élimination de l’eau usée, et il se donne pour lui comme règle de rejeter les effluents des stations d’épuration dans des cours d’eau permanents !
Ayant fondé les plus anciennes de ses lois sur les trois exigences de ne pas causer de nuisances (odeurs), ne pas être cause de pollution, ne pas faire courir de risque sanitaire(10), il n’en respecte luimême aucune, mais n’hésitera pas à y faire appel contre toute velléité d’insoumission. La sortie de crise ne peut passer que par une diminution du volume d’affaires des négociants en matériel, et une diminution du pouvoir et de la prétention de l’Etat comme normalisateur, au profit d’une reconnaissance de la capacité du citoyen à concevoir, à mettre en oeuvre et à entretenir des systèmes somme toute très simples, d’une reconnaissance des petites communautés – hameau, quartier – à prendre en charge collectivement des services tels que le compostage en pied d’immeuble du résidu de toilettes sèches, et le retour à l’agriculture locale du potentiel fertilisant. Revendiquer pour l’assainissement une gestion publique plutôt que déléguée à des multinationales est sans nul doute légitime, mais poser cette revendication sans considérer cette indispensable révolution technique et politique, c’est vouloir mettre dans la main gauche du Monstre ce qu’il tient dans sa main droite, sans plus de conséquences. Sans doute le tabou qui nous inhibe a-t-il été pour lui un atout majeur, sans doute nous faut-il reconnaître le lâche soulagement que nous éprouvons lorsque la chasse d’eau fait son oeuvre, noyant le poisson dans un bol d’eau claire, mais nous ne pouvons qu’admettre que ce sont là de bien faibles excuses à notre soumission et à notre complicité.
Ayant négligé de défendre des systèmes simples, autonomes et bon marché, nous nous sommes laissé imposer des solutions complexes et coûteuses, lesquelles nourrissent le Capital, et donnent à l’Etat un excellent prétexte à taxes, à contrôles et à contraintes. En renonçant de la sorte, en même temps qu’une part profonde de notre liberté, nous abandonnons un de nos droits les plus précieux, celui d’être pauvre et de vivre tel, en assumant toutes ses responsabilités et sans mendier d’assistance économique, tandis que le Monstre, effrayé par l’idée que nous pourrions être tentés par un certain dépouillement, ne cesse de nous imposer une multitude d’attributs matériels, des kilomètres de tuyaux, de câbles, de voiries, et maintenant, sous le joli nom de « services », des contrôles de conformité sur tout. Et il exige de nous que nous financions la toile d’araignée dans laquelle il nous enferme.
Au fond, l’enjeu majeur est peut-être culturel : aujourd’hui l’heure est venue de mettre nos excréments sur la table, de dépasser le tabou qui nous imprègne, de renverser des paradigmes aussi bien technoscientifiques que politiques. De prendre conscience de nos erreurs de civilisation, de nos tares culturelles. Cette attitude vaut dans tous les domaines : agriculture et alimentation, commerce, énergie, santé, ordre social, etc., mais ce thème de l’assainissement, par son caractère universel, trivial et fortement symbolique, est peut-être celui où cette remise en cause, où cette remise en chantier de soi et du monde, peut se faire le plus facilement et le plus rapidement. Ça peut être un premier pas, souvent jubilatoire d’ailleurs, sur la voie nouvelle du retour à notre dimension biologique, à la communion matérielle avec notre mère la Terre, à une responsabilité partagée avec nos frères humains, à l’exercice d’une liberté aussi large que consciente de ses limites.
Au fond, c’est d’un éveil qu’il s’agit, éveil à une relation renouvelée à la nature, à l’air vif et à la lumière qui nous sont promis si nous parvenons à sortir de l’égout.
Pierre Besse
Avec la complicité active de l’équipe « toilettes à compost » issue de l’association Areso (www.areso.asso.fr)
Texte paru dans le N° 26 de la revue Ecorev, printemps 2007
www.ecorev.org.
(1) Miquel G., La Qualité de l’eau et de l’assainissement en France, Rapport 215 tome 1 (rapport) et tome 2 (annexes), 2002-2003, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, www.senat.fr/rap/l02-215-1/l02-215-1.html et www.senat.fr/rap/l02-215-2/l02-215-2.html.
(2) Un exemple entre cent : Bladder cancer and exposure to water disinfection by-products through ingestion, bathing, showering, and swimming in pool, Cristina M. Villanueva et al., American journal of epidemiology, janvier 2007, cité par le Journal de l’Environnement du 21/09/07 www.journaldelenvironnement.net.
(3) Pour une critique de cette théorie, incluse dans une étude sur le thème de cet article, voir Promotion de l’éco-assainissement à travers la création d’une entreprise de location de toilettes à compost : Justin Cagadou, rapport au Fonds social européen de l’association Areso, sur www.toiletteacompost.org.
(4) EcoSanRes, Closing the Loop on Phosphorus, www.ecosanres.org/PDF%20files/Fact_sheets/ESR4lowres.pdf, traduction française sur le site www.toiletteacompost.org
(5) L’explosion de l’usine AZF à Toulouse le 21 novembre 2001 n’étant qu’un accident dans une longue série.
(6) Voir le texte intitulé L’histoire de l’eau sur www.cieau.com/toutpubl/sommaire/texte/3/f3.htm, et également Les lieux de Roger-Henri Guerrand, éd. La découverte/poche.
(7) Pour un tour d’horizon mondial des systèmes anciens et modernes de toilette sèche, voir : Esrey, S. et al, Assainissement écologique, ASDI, Stockholm, Suède, 2001, www.ecosanres.org/PDF files/Assainissement Ecologique.pdf. Voir aussi Christophe Elain, Un petit coin pour soulager la planète, éd. Eauphilane, 2009.
(8) Voir le site de Joseph Orszàgh, www.eautarcie.com.
(9) Des toilettes sèches à la maison – guide des fabricants et des distributeurs, CD réalisé par Toilettes du Monde www.tdm.asso.fr.
(10) Ces exigences sont celles du Règlement sanitaire départemental, la plus ancienne réglementation de l’hygiène publique encore en vigueur.