La merde, c’est « sale et ça pue », c’est ce qui n’a pas d’intérêt car trivial, cela nous renvoie à notre condition, à ce que l’on veut oublier, ce qui est humiliant, tout au moins perçu comme tel, voire dégradant. On tire la chasse d’eau et hop ! ça disparaît. Et on n’y pense plus. D’ailleurs, hormis quand on jure, quand parlet- on réellement de la merde ? En tant que telle ? Presque jamais ! Une seule exception : en tant qu’indicateur de notre état de santé, et donc chez le médecin, c’est-à-dire dans un contexte précis et circonscrit. Dans lequel on répond, très gêné, aux questions suivantes : « à quelle fréquence allez-vous à la selle ? », « vos selles sont comment ? », « souffrezvous de constipation ou bien de diarrhée ? » ; « perdez- vous du sang dans vos selles ? ». Que répondre à de telles questions – qui parmi nous examine ses selles ? Or examiner ses selles chaque matin revient à s’enquérir seul-e de sa santé. De la même façon, on va parler de presque tous nos troubles mais très rarement de ceux-ci. Il est communément admis de faire part d’une prise de sang ou d’une opération de l’appendice. Entendez-vous souvent quelqu’un dire : « ce matin, je suis passé au laboratoire déposer mes selles » ou bien « je dois subir une coloscopie », ou encore « depuis mon opération j’ai une poche, j’appréhendais beaucoup mais je parviens à vivre convenablement avec ? ». A des proches, on peut éventuellement dire : « j’ai mal au ventre » ou bien « j’adore le poivron mais j’évite d’en manger car je ne le digère pas bien du tout ».
Selles dont je ne parle
Oui, le sujet de la digestion et des manifestations qui l’accompagnent parfois, du type rot et pet, ainsi que des excréments, est tabou ! Il n’en a pas toujours été ainsi. Comme nous le rappelle Michael Camille, historien d’art, « la merde avait sa place dans l’ordre des choses. Ce n’était pas encore une sécrétion honteuse : elle faisait partie du cycle de la vie et de la mort, et de la renaissance ». Si jusqu’au 18e siècle, déféquer était naturel, on déféquait quand et là où l’envie nous en prenait. En 1731, l’Ethique galante, traité de savoir-vivre, jugeait utile de préciser : « Quand on passe à côté d’une personne en train de se livrer à un besoin naturel, on fait semblant de ne pas le remarquer, il est par conséquent contraire à la politesse de la saluer. » Chez les Romains, beaucoup de toilettes, collectives et mixtes, étaient des lieux de rencontre. Aujourd’hui dans les sociétés occidentales, signe de progrès, il convient de chier seul-e, dans un lieu fermé et privé, et de ne pas en parler. L’une des premières règles éducatives que reçoit un enfant est d’aller aux toilettes, de ne pas jouer avec son caca et d’éviter d’aborder le sujet. Philippe Grandsenne, pédiatre ayant apporté son concours à l’exposition Crad’expo, en 2004-2005, à la Cité des sciences de Paris, apporte lui aussi son éclairage : « Autrefois, les fonctions du corps étaient admises par tous, même si leurs origines étaient mal comprises. Elles étaient nommées sans vergogne, par des termes réalistes que chacun comprenait, et rien ne semblait devoir polir ce langage cru et concret. Aujourd’hui que la circulation du sang, les excréments liquides et solides, la sueur, les odeurs de nos sécrétions diverses ont été expliqués par la science, elles sont beaucoup moins acceptées... jusqu’à la mort elle-même qui est occultée. Ainsi, pour parler de toutes ces choses indignes, il est de bon ton d’utiliser une terminologie scientifi que qui masque la réalité. Cela présente ‘l’avantage’ d’introduire une distance entre ces saletés et nous-mêmes. C’est moralement correct. »
Selles que je préfère
Pourtant, il nous est tout simplement impossible de vivre sans manger, et manger implique que le corps garde ce qui lui est primordial pour ensuite rejeter le reste.
« Ajoutons à cela qu’en déléguant une bonne partie de la gestion de la fonction excrétrice, beaucoup d’entre nous s’installent dans une dépendance vis-à-vis de services extérieurs auxquels ils soumettent une fonction basique qu’ils ne sont plus capables d’assumer. Pourtant, à plusieurs niveaux, nous pouvons reconquérir un espace de liberté. »(1) Si nous acceptons de considérer nos excréments non comme des déchets mais au contraire comme des maillons de la chaîne de la vie, nous leur rendons alors un statut de matières s’inscrivant dans un cycle naturel. Des matières qu’il est possible de réutiliser ou de recycler. Dès lors, la merde n’est plus un déchet mais une ressource qu’il convient d’apprendre à gérer.
Béatrice Blondeau
(1) Un petit coin pour soulager la planète, Christophe Elain, Ed. Eauphilane, 2009.
Dominique Mazin est psychologue et psychanalyste. Spécialiste de l’enfance, elle explique : « L’intérêt pour le pipi-caca commence dès que l’enfant acquiert la propreté, c’est-à-dire l’autonomie, entre 2 et 3 ans. Il découvre qu’il a le pouvoir de commander son corps, c’est très nouveau pour lui, cela le fascine. Il a donc envie de jouer avec : je produis, je ne produis pas, je ‘fais’, ‘je ne fais pas’. Et, quand il se rend compte du pouvoir qu’il a ainsi sur les adultes, il en rajoute et en profi te. Petit à petit, il apprend que ‘c’est sale’. L’adulte met des tas de règles autour de cette satisfaction toute primaire : l’enfant ne peut pas jouer n’importe quand, ni n’importe où, ni avec n’importe quoi. Et au fur et à mesure qu’il accepte ces règles que je qualifi erais de ‘règles de bienséance’, il compense la frustration qui accompagne cette acceptation en jouant des symboles : d’autres matières comme l’eau du bain, le sable, la terre, la peinture ; et les mots. Cela tombe bien, il sait parler. C’est donc l’âge des ‘gros mots’, vers 3 ans : le plaisir qu’il y prend est immense, car son pouvoir grandit : pouvoir du langage, pouvoir sur les adultes. De même, il apprend à dessiner et est tout aussi ravi de présenter un beau caca bleu sur une feuille de papier ! A cet âge, l’enfant découvre aussi ses émotions, apprend à les exprimer et à les maîtriser. Et c’est tout naturellement que les émotions négatives, incorrectes, sales, à jeter, se retrouvent associées au pipi-caca. Les jeux sales, les mots sales servent spontanément à exprimer de la colère ou de l’agressivité. Les mots sont même encouragés : il vaut mieux dire un bon gros mot que frapper quelqu’un ou casser quelque chose ! »
Evacuer mais encore ?
Dans nos sociétés dites modernes et dans bien d’autres, aller chier nécessite de s’isoler.
Aller aux toilettes et ne rien y faire d’autre que ses besoins et se consacrer à quelque chose de purement physiologique ? Ou bien en « profiter » pour faire autre chose en même temps, c’est-à-dire mettre à profit ce temps imposé ?
Les activités les plus communément pratiquées, conjointement à celle d’expulser, sont :
- n la lecture
- n les mots croisés
- n le tricot
- n les jeux vidéos
- n l’écriture
- n la réfl exion
- n les rêves
- n fumer...
et vous, qu’y faites-vous ?
Les toilettes peuvent aussi constituer un endroit, le seul parfois, où l’on peut s’isoler sans forcément faire appel à leur fonction première.