« Je trouve les actions des faucheurs Volontaires violentes, car c’est une destruction de biens matériels, qui appartiennent à quelqu’un, et cela peut être reçu très violemment par l’agriculteur », entend-on parfois dans des débats. Anna Massina, dans une « Lettre ouverte aux paysans chez qui j’ai fauché du maïs génétiquement modifié cet été » [1], se penche sur la douleur possible des transgéniculteurs employés ou associés à une multinationale de l’agro-industrie, chez qui elle était allée faucher. « Je vous voyais revenir sur le champ après notre passage pour constater le désastre. Quels sentiments aviez-vous à notre égard, à ce moment-là ? Avons-nous été à vos yeux une horde de sauvages assoiffés de vengeance ? Des irresponsables ? Avez-vous ressenti l’injustice de l’acte gratuit, du vandalisme, du viol de votre terre ? J’ai eu mal pour vous ». Et pourtant, explique-t-elle, « les raisons qui m’ont poussée à arracher votre maïs OGM étaient plus fortes que mes considérations ». Et de conclure : « Si c’était à refaire, je le referais ».
Se laisser interpeller par ces propos permet de se mettre au clair sur ce qu’est la logique de la non-violence et sur ce qu’elle n’est pas.
A la fois complices et victimes
Lorsque l’on cherche à transformer une situation d’injustice ou de nuisance, il est important de s’appuyer sur une analyse politique claire.
On peut partir du constat que nous sommes tous co-auteurs, à un certain degré, de l’injustice ou des nuisances existantes, à tous les niveaux de la société. Ceci dans la mesure où nous collaborons aux systèmes qui nous dominent et nous imprègnent, tels que le monopole de l’agro-industrie, en consommant ses produits. Pour autant, toute injustice sert les intérêts de quelques-uns plus que d’autres : classe sociale dominante, multinationales, oligarchie… Dès lors que certaines structures (entreprise, administration) ou personnes (ministre) portent des responsabilités centrales dans la mise en œuvre des injustices, n’est-il pas nécessaire de les identifier, afin d’adopter une stratégie adaptée qui s’adresse à leurs intérêts et à leur responsabilité dans la situation que l’on dénonce ? N’est-il pas nécessaire de nommer l’adversaire afin de pouvoir agir sur lui avec efficacité ?
A l’inverse, il semble important d’identifier les groupes sociaux qui participent au système que l’on cherche à transformer en étant pris dans ses rouages, mais qui sont susceptibles de devenir des alliés objectifs dans la remise en cause de ce système. Nous sommes généralement à la fois collaborateurs du système qui opprime et victimes de celui-ci. Quand j’achète une barre chocolatée Nestlé, je coopère au système pesticide, aux OGM et au néo-impérialisme, mais en même temps j’en suis victime car j’en subis les nuisances dans mon corps, dans mon environnement socio-économique et écologique...
La majorité de nos concitoyens n’a-t-elle pas des intérêts objectifs à ce que le système change, même si pour le moment les intérêts liés au confort ou à la sécurité immédiate prédominent ? A partir de là, le retournement peut être rapide.
Lutter contre une nuisance, c’est nuire à des intérêts
Dans le cas des OGM comme ailleurs, lutter contre une situation de nuisance, ce sera forcément nuire aux intérêts des personnes ou groupes sociaux qui en profitaient. L’action non violente ne se donne-t-elle pas précisément pour but de bloquer la mécanique qui engendre les nuisances ? Elle doit donc assumer sa vocation qui est de priver de la jouissance de certains de leurs intérêts immédiats certains des profiteurs de cette situation. On veillera cependant à toujours leur assurer la possibilité d’une sortie honorable de la situation, dans laquelle ils pourront trouver leur intérêt au sein de l’intérêt collectif.
Nuire à des intérêts, c’est engendrer des frustrations
Il n’en reste pas moins que contrecarrer l’intérêt d’autrui, c’est selon toute probabilité lui faire vivre l’expérience de la frustration. Et il n’est jamais agréable d’être frustré. Cela peut faire mal. La personne que l’on empêche de nuire en lui ôtant les instruments qui lui sont indispensables pour le faire, peut le vivre de manière douloureuse. Transgéniculteur sans OGM, publicitaire sans panneau, militaire sans armes, policier sans consentement de la population, peuvent tous le vivre difficilement d’un point de vue psychologique. D’où l’importance de bien distinguer, dans nos discours, les personnes de leurs actes et fonctions, afin de limiter la souffrance possible. Et plus leur souffrance sera grande, moins ils seront susceptibles de s’ouvrir à une autre logique. Mais on conviendra immédiatement que ce fait n‘est pas suffisant pour renoncer à empêcher de nuire les personnes qui œuvrent à une nuisance. Les tyrans eux-mêmes sont sans doute frustrés lorsqu’ils tombent. Ils en ressentent très certainement une réelle douleur intérieure. Faut-il pour autant renoncer à faire tomber les tyrans ?
L’action non violente risque de blesser l’autre
L’action de fauchage est fortement susceptible d’engendrer une forme de désarroi plus ou moins fort chez l’agriculteur qui est touché. Il risque d’être désarçonné ou blessé par l’action, de la ressentir comme un choc qui vient attenter, à travers « son » champ, à ce qu’il est : à son labeur, à ses valeurs, à sa sécurité économique et donc familiale et affective, à ses projets…
Empathie nécessaire…
Les idéologies de la violence qui ont prévalu jusqu’ici ont nié la douleur de l’autre ou bien elles l’ont légitimé pour une cause qui la dépassait. Cela n’a-t-il pas ouvert la porte à toutes les violences ? A l’inverse, la non-violence impose la reconnaissance de l’adversaire comme une personne dotée d’une dignité fondamentale, qui a elle aussi le droit inconditionnel de ne pas être soumise à des violences. Dans ce cadre, l’empathie est certainement une vertu précieuse pour mener un combat non violent.
…mais insuffisante
Il semble que c’est au nom de cette empathie que certaines personnes critiquent des actions telles que des fauchages volontaires, comme étant violentes. Mais si l’empathie a toute sa place dans l’action non violente, peut-elle être la logique qui ordonne à elle seule l’action ? Peut-elle constituer l’ultime critère de la stratégie non violente ? Il semble en réalité que l’empathie soit nécessaire mais pas suffisante pour mener une action non violente.
Le risque serait de s’embourber dans le règne de la subjectivité absolue, qui empêcherait toute tentative de penser la non-violence : si toute action est violente dès lors que quelqu’un ressent qu’elle l’est, le débat est clos et il est inutile de parler d’action non violente puisqu’il est impossible de s’entendre sur un sens partagé de ce qu’est la non-violence.
Au fond, il s’agit de distinguer le plan interindividuel (l’indispensable vigilance empathique) du le plan structurel (s’attaquer résolument à la violence qui résulte des dominations, œuvrer à l’émancipation des dominés) tout en les gardant liés. Il importe qu’il y ait un constant aller-retour entre les deux. Afin que la lutte ne néglige pas l’humain. Mais aussi parce qu’on ne peut prétendre connaître et comprendre le plan systémique sans y inclure l’intime, ni l’inverse.
Le défi de la non-violence
On pourrait résumer ainsi le formidable défi de la non-violence : chercher à lutter contre une injustice ou une nuisance tout en refusant de faire violence à ceux-là mêmes qui en sont auteurs. La non-violence appliquée à la lutte politique naît du souci de ne pas nuire à autrui tout en agissant contre ses intérêts. De ne pas détruire autrui tout en nuisant (parfois gravement) à ses intérêts.
Pas de non-violence absolue
La non-violence peut-elle prétendre être absolue, être dépourvue de tout impact « destructeur » envers quiconque ? Refuser par avance l’hypothèse de faire souffrir quiconque, c’est renoncer par principe à l’action. Nous ne pouvons être totalement maîtres de répercussions de notre action sur autrui.
A partir de là, il nous faut admettre qu’il y a un reliquat indestructible de violence dans toute action. C’est d’ailleurs la leçon des jaïns, de qui s’inspirait Gandhi : ceux-ci marchaient en nettoyant le sol avec une petite balayette devant leurs pieds et avec un petit foulard devant la bouche, car le fait même de respirer et de marcher est violent puisque nous tuons à chaque fois des microorganismes et des petits animaux. Cet exemple montre, par son excès, qu’il ne saurait y avoir de non-violence absolue.
Efficacité maximale et destruction minimale
L’action non violente ne peut que chercher à tout mettre en œuvre pour être le moins destructrice possible. C’est là une possible définition de l’action non violente : action qui met tout en œuvre pour engendrer le moins de souffrance et de destruction possible… tout en étant le plus efficace possible. Il y a donc deux critères symétriquement opposés à prendre en compte : l’efficacité maximale de l’action et la destruction minimale des personnes impliquées par celle-ci.
C’est là un équilibre toujours instable pour lequel il n’existe aucune formule ni recette figée : l’action non violente nécessite une bienveillance et une vigilance toujours renouvelées. C’est au final cette attention portée à l’autre au cœur de la préparation, de l’organisation et du déroulement de l’action qui en fait une action « non violente » dans sa logique et dans sa réalité.
Pour aller plus loin
A lire
Xavier Renou, Petit manuel de désobéissance civile, Ed. Syllepse, 2009, 141p., 7€.
Jean-Marie Muller, Stratégie de l’action non-violente, Seuil, 1981 ; Le principe de non-violence, Desclée de Brouwer, 1995, Vers une culture de non-violence, Dangles, 2000, Dictionnaire de la non-violence, Le Relié, 2009.
Olivier Maurel, La non-violence active, 100 questions-réponses pour résister et agir, La Plage, 2001.
Pour agir
Les Désobéissants :
www.desobeir.net. Sur ce site, de nombreuses vidéos et récits d’actions et des liens vers de nombreux sites activistes.
Mouvement pour une alternative non violente (Man) :
114, rue de Vaugirard, 75006 Paris, tél : 01 45 44 48 25, www.nonviolence.fr.
Faucheurs volontaires d’OGM : www.mondesolidaire.org.