Dans l’article précédent nous avons présenté un dialogue entre Rajagopal et Viviane Labrie sur les marches non-violentes contre la pauvreté en Inde et au Québec. Lors de son passage au CCO de Villeurbanne le 6 octobre 2009, Silence en a profité pour poser à celui que l’on présente parfois comme "l’héritier de Gandhi" quelques questions sur sa pensée politique.
Silence : On dit souvent que l’industrialisation et le développement économique permettent de faire reculer la pauvreté. Quelle est votre vision des choses ?
Rajagopal : Le développement est un désastre. Il repose avant tout sur l’avidité. Malgré le développement, des millions de personnes en Inde n’ont rien à manger et meurent de faim. Donc je n’hésiterais pas à dire que le développement économique est un échec complet. Il est surprenant que nous ne le réalisions pas encore… à moins que nous ne voulions pas l’admettre ? Il est de l’intérêt de ceux qui en profitent, de continuer à le promouvoir. Cette situation sociale désastreuse (nombreuses personnes précaires, chômeuses, sans-logis…) est le résultat final, l’expression de la réalité de la théorie économique. Ce modèle n’a aucun avenir.
Le changement climatique résulte de ce modèle. Si nous ne changeons pas de modèle, le climat va continuer à changer, et les inégalités et la violence dans le monde à augmenter. Ce modèle de développement ne survit que parce que les gens ne sont pas assez organisés. Mais il est possible de le changer en un seul jour, comme une énorme machine qui produit des biens mais jette derrière elle une montagne de déchets. Généralement nous ne faisons que changer l’Etat, changer de président. Mais ce n’est pas ainsi que les choses peuvent changer. Le changement ne vient pas de l’Etat. C’est le système éducatif, politique, social qui doit changer. Il faut un nouvel agenda pour les peuples : changer de système, pas de gouvernement ! Nous nous perdons dans le petit jeu de changer l’Etat. La machine reste la même, et nous nous contentons d’en changer un boulon.
« Il faut un nouvel agenda pour les peuples : changer de système, pas de gouvernement ! ». Rajagopal.
Comment changer la situation ?
Rajagopal : Ce dont nous avons besoin, c’est d’un large mouvement populaire non-violent.
Cela doit commencer par l’organisation de la communauté. Le système communautaire est cassé. Le système du marché a cassé tous les espaces dans lesquels traditionnellement les gens pouvaient se réunir ensemble, se rencontrer. Aujourd’hui le supermarché est l’unique lieu dans lequel on se rencontre. Donc un premier pas est de rassembler la communauté. En effet le système est si oppressif qu’on ne peut pas survivre seul.
Cela passe ensuite par l’éducation. On ne procure aux jeunes que des savoirs qui vont servir à produire des biens pour les riches, pour la machine. Les enfants devraient apprendre les choses de la vie, comment produire des aliments par eux-mêmes, mais aussi comment s’occuper des autres, ainsi que des choses qui n’ont pas d’utilité marchande. A la place on leur apprend à conduire des voitures. Pour quoi ? Pour créer un monde inutile. Le système éducatif a besoin d’un changement radical. Le système politique aussi a besoin d’un changement radical. Les élections coûtent très cher, des millions d’euros. Vous avez pu le voir pour Obama. Ce système politique n’est pas pour les gens ordinaires, mais pour les privilégiés. Il est au service des puissants. Les partis n’amènent que divisions et jeux de pouvoir. Mais ce qui se passe dans les villages est le plus important. Le système social doit lui aussi être radicalement changé. Il est basé sur une série de discriminations. Par exemple, travailler avec ses mains n’est pas respecté. Plus vous travaillez dur, moins vous gagnez d’argent !
Que proposez-vous face aux limites du système démocratique ?
Rajagopal : Dans un système où les décisions se prennent à 51% contre 49%, les 49% restants n’ont plus de voix. Ce jeu contient en lui-même sa propre limite. Nous sommes certes passés d’une situation de dictature à une situation de « démocratie » politique, avec le système du suffrage, mais ce n’est pas suffisant. Ce que nous prônons est le Sarvodaya, expression qui signifie « le bien-être de tou-te-s ». Et non pas le bien être de 50% de la population. Il nous faut une nouvelle idéologie, dans laquelle tout le monde a le pouvoir et la responsabilité du bien-être de tou-te-s. Nous devons obliger les personnes exerçant des postes de responsabilité à se tenir à ce service de tou-te-s. Un leader a la responsabilité de la personne sans domicile ou affamée. Il doit être révoqué s’il ne résout pas concrètement leurs problèmes. Sinon, on est leader pour faire quoi ? Quels sont les critères qui feront qu’on est un bon leader ? Il faut demander des comptes.
Cet engagement social et politique doit vous exposer à un certain danger. Avez-vous le sentiment de prendre des risques ?
Rajagopal : Nous luttons à la fois contre le pouvoir de multinationales, de systèmes politiques corrompus, et de systèmes féodaux locaux. En effet depuis le début de notre lutte il y a eu des militants tués, des villageois emprisonnés. Mais nous savons que cela fait partie du processus de changement social. Les gens qui s’engagent avec nous savent qu’il faut prendre des risques, être prêts à une part de sacrifice, pour changer. Cette dimension fait d’ailleurs partie de la formation : on doit savoir combien on est prêt à donner avant de s’engager. D’une manière générale, je dirais que les luttes non-violentes demandent moins de sacrifices en vies humaines, mais plus en termes de discipline sur nous-mêmes. L’organisation est fondamentale. Vinoba Bhave, le successeur de Gandhi dans les communautés non-violentes, disait que les problèmes du monde viennent du fait que les bons éléments sont inorganisés et les mauvais éléments, très organisés. Je voudrais aussi citer les paroles de Vivekananda, un sage indien considéré comme hautement spirituel. Il dit un jour : "Aussi longtemps qu’il y aura un chien errant et affamé dans la rue, ma spiritualité consistera à lui trouver à manger. Pas à chercher Dieu". Cette spiritualité, nous la faisons nôtre.
« Les luttes non-violentes demandent moins de sacrifices en vies humaines, mais plus en termes de discipline sur nous-mêmes ». Rajagopal
Majid Rahnema : Quand Rajagopal vient dans les villages, c’est pour catalyser ce qui existe déjà, car en Inde comme au Chiapas ou en Iran, ce sont les gens qui se prennent eux-mêmes en main et ils n’ont pas besoin de personnes qui pensent comment ils doivent s’organiser. Jusqu’ici les révolutions ont été prises en main par des professionnels de la révolution. Elles ont été manipulées par des révolutionnaires professionnels qui se sont détachés des gens pour qui elles avaient été faites. Ce qui se passe actuellement en Iran est différent : c’est une reprise en main par les gens de leur destin. La répression a été terrible. Mais la population refuse d’utiliser la violence car elle sait que la violence sert toujours ceux qui en ont les moyens, les plus puissants. Ils ne connaissent pas Gandhi mais ils ont compris cela. La non-violence, je crois, est la seule réponse. Dans la transformation révolutionnaire je dois commencer par un travail sur moi-même.
« En Iran, la population refuse d’utiliser la violence car elle sait que la violence sert toujours ceux qui en ont les moyens, les plus puissants. » Majid Rahnema