Rajagopal : Pouvez-nous vous raconter votre expérience au Québec ?
Vivian Labrie : En 1995 est partie une marche réclamant une loi « pour un Québec sans pauvreté », à l’initiative de la Fédération des femmes du Québec. Nous avons marché entre Montréal et Québec à raison de 10 km par jour. Nos revendications étaient, entre autres, une amélioration du service aux femmes migrantes, des mesures contre les violences conjugales, un salaire minimum. Ce sont 600 à 700 femmes qui ont marché, avec un groupe d’accueil dans chaque ville et un travail politique effectué à chaque étape. Nous l’avons appelé « marche du pain et des roses ». Parce que les roses c’est aussi essentiel que le pain, même quand on est pauvre, et que nos revendications ne sont pas qu’économiques mais visent aussi la pleine reconnaissance de chaque personne dans la société. Cette marche a été un réservoir d’énergies collectives qui nous a nourris pour la suite. Nous avons posé des échéances au gouvernement. Certaines demandes ont été prises en compte et ont abouti : augmentation du salaire minimum, action contre les violences subies par les femmes. Mais les mesures qui touchent prioritairement les plus pauvres ont été bloquées.
En 1998 nous avons campé durant un mois devant l’Assemblée nationale du Québec, dans la suite de la marche, avec une exigence de « pauvreté zéro ». Puis en 2000 nous avons organisé une consultation populaire. Nous avons enfin eu gain de cause partiel dans nos revendications en 2002.
Après le vote d’une loi vient le temps du rapport de force pour son application. Dans un premier temps, « il faut rêver logique » comme disait une personne en situation de précarité. Dans un second temps, notre mot d’ordre est « restons là sinon ça s’défera » ! La dynamique de cette marche a également abouti à un niveau mondial à la Marche Mondiale des Femmes qui s’est tenue en 2000 et qui continue.
Et vous, quelle est la réussite dont vous êtes le plus fier ?
Rajagopal : Notre plus grande réussite, c’est la manière dont nous sommes parvenus à former de nombreux jeunes dans un esprit de non-violence. La première chose que nous leur apprenons est de devenir responsables et leaders pour l’organisation de leur communauté à la base. C’est de ce premier niveau d’organisation des villages que découle une organisation plus large pour revendiquer les droits. La seconde réussite est d’avoir favorisé la capacité des personnes les plus pauvres à sortir de chez elles pour se battre. Dans les villages les gens refusent de se comporter en victimes.
Parmi d’autres succès dont nous sommes fiers : dans l’Etat de l’Orissa nous sommes restés devant l’assemblée pendant 169 jours. Chaque semaine c’étaient des habitants d’un village différent qui se mobilisaient pour être présents. Autant dire que nous étions prêts à rester 1000 jours si besoin ! Au bout de 169 jours nous avons obtenu du gouvernement de l’Orissa (2) une loi "Ma terre, ma maison" qui donnait à chacun-e le droit d’avoir sa terre et sa maison. Beaucoup en ont déjà bénéficié, mais beaucoup luttent encore pour obtenir son obtention effective.
En 2007, suite à la grande marche Janadesh qui a réuni vingt-cinq mille personnes pendant un mois, nous avons obtenu une loi au niveau national qui octroyait un accès à la terre à tous les peuples indigènes de l’Inde. Cette loi est susceptible de bénéficier à 8% de la population indienne. La précédente loi datait de 1980, elle octroyait toutes les terres forestières aux compagnies minières et au tourisme, les ressources aquatiques aux compagnies de boissons, etc. Nous avons mis plus de 25 ans pour la changer. Ainsi chaque famille a droit à 3 hectares. Mais l’application des lois fait elle-même l’objet d’une longue bataille. Il est plus facile d’obtenir un bout de papier qu’un terrain ! Cependant les paysans n’attendent pas les bras croisés. Si on ne leur donne pas la terre, ils l’occupent et la cultivent. C’est alors au gouvernement de leur donner le titre de propriété qui correspond.
Je voudrais aussi donner l’exemple d’une communauté gitane nomade, qui se déplaçait traditionnellement en compagnie de singes et de serpents. Or une nouvelle loi a interdit les singes et les serpents dans les zones habitées. Pour protester ils se sont alors installés dans des terres appartenant au gouvernement et y ont construit des huttes. Ces dernières ayant été détruites par le gouvernement, ils se sont organisés et ont marché jusqu’aux bureaux du gouvernement le plus proche, avec enfants, chiens, cochons… Les premiers jours ça allait encore, bien que la musique des cochons ne soit pas agréable pour les agents gouvernementaux. Mais bientôt est venu naturellement s’ajouter le lisier et son odeur. Ils ont alors menacé de rester si le gouvernement ne leur donnait pas des terres, et ont reçu en un temps record des titres de propriété ainsi que de l’argent pour construire des maisons !
Il y a des centaines d’actions non-violentes de ce genre en Inde et ailleurs, faites par des personnes anonymes. La marche est la chose au monde la moins chère, la plus accessible à pratiquement tout le monde. C’est avec cette arme des pauvres que nous agissons pour exiger des changements de politique. La non-violence n’est pas réservée à des gens hors du commun comme Gandhi, Luther King ou Mandela, mais elle est pratiquée partout par des gens normaux. Démythifions la non-violence !
La marche est la chose au monde la moins chère, la plus accessible à pratiquement tout le monde. C’est avec cette arme des pauvres que nous agissons pour exiger des changements de politique.
En 2012, nous essayerons d’aller plus loin par rapport à Janadesh, la marche de 2007. Le changement est un processus permanent, infini. Lors de notre prochaine marche en 2012, "Jansatyagraha" (la force de vérité du peuple), nous comptons réunir cent mille personnes pour marcher jusqu’à Delhi, en parcourant 6000 km pendant un an, et peser plus encore dans le rapport de force.
Vivian Labrie : Une chose m’interroge en écoutant Rajagopal. On peut occuper la terre. Mais comment peut-on occuper le revenu ? Ce que nous faisons en attendant au Québec, c’est d’occuper le terrain des élites, des spécialistes, le terrain conceptuel. Nous travaillons nous-mêmes sur des indicateurs qui sont adaptés à nos réalités. Un jour, en sortant d’une réunion dans laquelle on expliquait à des gens en situation de pauvreté, que l’argent qu’ils touchaient des aides sociales entrait dans le produit intérieur brut (PIB) non comme un gain mais comme une perte, une personne a dit : « C’est bien brutal ! il faudrait inventer un produit intérieur doux ! ». On a pris au sérieux cette remarque et nous avons travaillé sur le « produit intérieur doux ». C’est chaque fois qu’on crée des richesses sans que ça passe par de l’argent. Nous avons aussi créé la « dépense intérieure dure » : c’est quand les gens sacrifient une part de leur espérance de vie en santé pour fournir un service de solidarité que la collectivité n’est pas capable de fournir.
Propos recueillis par Guillaume Gamblin
(1) Silence (n°342, 350, 352) s’était déjà fait l’écho de la grande marche « Janadesh, le verdict du peuple » qui avait réuni 25 000 personnes pendant un mois en octobre 2007.
(2) Rajagopal était accueilli par le Collectif pour la dignité et contre la pauvreté dans le cadre d’une tournée organisée par Gandhi International.
• Ekta Parishad (= forum de l’unité) Mouvement populaire d’action non-violente, depuis vingt ans, c’est une fédération de 11 000 associations regroupant plusieurs centaines de milliers de personnes en Inde. Elle mène des actions — notamment de nombreuses marches — pour le droit à la terre et aux ressources naturelles des populations les plus marginalisées. Ekta Parishad, 2/3-A, Jungpura-A, Second Floor, New Delhi 110 014 India, www.ektaparishad.com.
• Ekta Europe est une plateforme européenne de soutien. Elle regroupe notamment Peuples Solidaires, la Confédération paysanne, Frères des Hommes. Peuples Solidaires, 10, quai de Richemont, 35000 Rennes, fax : 02 99 30 39 30.• Gandhi International est une association française dont l’un des objectifs est la mise en œuvre de manifestations festives et d’actions non-violentes sur tous les continents en octobre 2012 sur le thème « Nous avons individuellement et collectivement le pouvoir de changer notre société ». Gandhi international, Louis Campana, 37, rue de la Concorde, 11000 Carcassonne, www.gandhi2012.org.
• La marche des gueux, film documentaire de Louis Campana et François Verlet, (2008, 53 mn, 20 €). suit l’épopée de la marche Janadesh en octobre 2007 qui a réuni 25000 paysans indiens. Shanti, s/c Louis Campana, 37 rue de la Concorde, 11000 Carcassonne http://association-shanti.org.• Collectif pour un Québec sans pauvreté, 165, rue Carillon, local 309, Québec (Québec), G1K 9E9, Canada www.pauvrete.qc.ca
• Un Collectif pour la dignité et contre la pauvreté organise une marche régionale contre la pauvreté du 30 juin au 3 juillet 2010 en Rhône-Alpes. Manu Bodinier, tél : 06 77 17 77 57, www.contrelapauvrete.fr.