Essayer d’aborder la décroissance comme un tout peut se transformer en un pari impossible ou stérile si, en plus on n´assume pas correctement d´avance la complexité à laquelle nous nous confrontons. C´est pourquoi, on a tendance à se perdre aussitôt que nous essayons d´imaginer des alternatives à la croissance ou de tracer un schéma “décroissantiste” sur une crise comme celle qui nous affecte et dans laquelle, plus que jamais, les facteurs sociopolitiques et économiques se trouvent indissolublement liés aux problèmes écologiques et énergétiques. Et le plus facile aussi, c´est que comme conséquence, outre cette complexité, la décroissance soit appelée à être interprétée – ou mal interprétée – de façons très variées…. C´est pourquoi je préfère bien cerner la question et faire remarquer au préalable trois aspects dans lesquels, à mon avis, réside le principal intérêt et la force de l´empreinte “décroissantiste”.
En premier lieu, le caractère frontalement anticapitaliste de cette proposition puisque par définition, la décroissance suppose la négation du capitalisme dans la mesure où elle focalise directement sa critique sur le pilier central sur lequel repose ce dernier : la croissance incessante.
En second lieu, la potentialité qu´offre la décroissance — en tant que stimulant pour la réflexion — d´imaginer de nouvelles formes d´organisation de la vie sociale qui favorisent l´accord avec la nature et le dépassement de l´aliénation que provoque le mercantilisme des relations sociales.
Et, en troisième lieu, la façon dont un pari “décroissantiste” non équivoque peut amener à imaginer un espace de lutte commun à l´ensemble des mouvements sociaux, et en même temps à rénover le débat écologique ; pouvant ainsi déboucher sur la possibilité de minimiser l´atomisation des éclairages et des propositions écologistes qui, en ce moment fragmentent totalement ce mouvement.
Croissance ou mort
Cependant, je crois qu’il est important de souligner qu’une perception de la décroissance, considérée uniquement sous le point de vue d´une lutte “écologique" pourrait devenir un authentique handicap si elle finissait par se canaliser seulement dans ce sens. Plus encore quand, à cause de la fragmentation déjà signalée, on en arrive à un point où l´on peut quasiment parler d´autant de sensibilités écologiques qu´il y a de personnes ou du moins, d´autant d´écologies que d´intérêts sous-jacents.
S´il s´agit de se définir, eh bien je pense que l’”Ecologie Sociale” ébauchée depuis une perspective libertaire par Murray Bookchin (1921-2006) continue comme étant une des meilleures tentatives de capter l´interaction entre le genre humain et la nature, étant entendu que la crise écologique et la crise sociale ne sont pas deux choses distinctes mais que les deux sont un même produit du développement de l´économie capitaliste et du système de relations sociales qui se reproduisent en son sein.
C´est pourquoi l’écologie sociale ne se contente pas de dénoncer les symptômes de la dégradation écologique. Elle questionne directement la racine qui les produit. Dans ce sens, on peut affirmer que la critique radicale à l´impératif capitaliste de “croissance ou mort”, (une expression très courante chez Bookchin et qui prend sa source dans Le Capital de Marx), a toujours été un des objectifs principaux de l´écologie sociale, et c´est pour cela que bien des questions actuelles qui se posent à propos de la décroissance ne lui semblent pas du tout nouvelles, et moins encore, inconnues.
D´autre part, à la différence de toutes les écologies qui composent la gamme des tons du spectre vert, l´écologie sociale ne se contente pas de rustines et de l´activisme ponctuel ; ni d´aller à la remorque d´aucun parti politique, aussi vert soit-il. Il présente sa propre dimension politique en se constituant comme un corpus d´idées qui se donnent pour objectif de construire une alternative globale à la société. Et elle le fait sans aucun type de masque, puisque la fusion que Murray Bookchin propose entre anarchisme et écologie, non seulement se trouve être l´aspect le plus frappant de ses idées, mais il est aussi le plus fécond : l´écologie sociale considère que les principes de base que propose traditionnellement l´anarchisme comme forme d´organisation sociale (décentralisation, autogestion, coopération, absence de hiérarchies…) sont ceux qui ont le plus d´analogie avec le fonctionnement des écosystèmes, et c´est pour cela que se sont ces derniers qui peuvent le mieux nous inspirer une société harmonieuse avec elle-même et avec la nature.
La municipalisation de l´économie
Mais c´est dans la formulation du “municipalisme libertaire” en tant qu´organisation sociale et économique de caractère communaliste que se concrétise le mieux la proposition politique de l´écologie sociale. En elle, la municipalité se perçoit comme une unité de convivialité de base qui peut faciliter la fluidité du “logos commun” et adopter la forme d´une démocratie directe. La vie économique de la municipalité se conçoit comme une "municipalisation de l´économie", aussi bien dans le sens d´une propriété communale que dans la direction collective de l´économie locale elle-même. Face aux formes de centralisation et de concentration de pouvoir, ce municipalisme de base mise sur la confédération de municipalités régies par l´échange et l´entraide.
Naturellement, Bookchin, qui est l´auteur de travaux comme Les limites de la cité (1974), a étudié à fond les modes d´organisation sociale dans notre culture qui ne se soient pas régies historiquement par la logique étatiste. Et, de toute évidence, il s´est inspiré des conceptions comme la “Municipalité Libre” qui affleurèrent dans notre expérience républicaine (espagnole, NDT) et que cet auteur nord-américain étudia également. En 1984, il écrivit ses (bien connues) Six thèses sur le municipalisme libertaire et, par exemple, en mars 1989, le groupe anarchiste avec lequel il luttait, depuis la fin des années soixante, dans la petite ville de Burlington (Vermont, USA), se présenta aux élections municipales — une possibilité envisagée dans sa conception — avec un programme qui, en premier lieu, faisait référence au thème de la croissance comme étant le problème le “plus brûlant”. De plus ce programme demandait un moratoire sur la croissance pour que les citoyens “aient le temps” de décider en assemblées ouvertes, le mode de développement de leur communauté. Les autres points du programme étaient "l´achat des terres libres par la municipalité" et "la création d´un réseau direct entre agriculteurs et consommateurs pour développer l´agriculture locale".
Vu depuis l´optique et les alternatives qui s´ébauchent dans l´actualité au sein du mouvement pour la décroissance, et spécialement l´accent qui est mis sur les questions comme la “relocalisation” de l´économie ou la revitalisation de l´expérience communautaire, il m´apparaît clairement que l´Écologie Sociale et les enseignements apportés par Murray Bookchin ont suffisamment de densité pour mériter une attention plus soutenue. Surtout si ce que l´on désire, depuis la décroissance, c´est de construire un mouvement international vraiment transformateur, et non pas un “réseau” de citoyenneté plus ou moins progressiste et sophistiqué.
Alfonso López Rojo
Article publié en catalan dans le nº spécial “Décroissance” de la revue Illacrua, nº 161, Barcelone, septembre 2008, pages 26-27.
Traduction : Floréal Macarro Romero.