L’action non-violente se présente comme un moyen de transformer la société. Elle s‘inscrit comme l’un des moments d’une campagne d’action politique, qui se doit d’avoir un objectif précis : fermeture d’une base militaire ou d’un salon de l’armement, lutte pour obtenir un changement de loi…
L’efficacité politique, raison première de l’action non-violente
L’objectif le plus manifeste de l’action réside donc dans la transformation politique qu’elle cherche à atteindre – obtenir la fermeture d’une centrale nucléaire par exemple. C’est presque une lapalissade que de dire que l’objectif premier de l’action est d’atteindre son objectif. Mais regardons-y de plus près. Les Faucheurs volontaires d’OGM se sont fait connaître par leurs actions de destruction de parcelles de cultures génétiquement modifiées, afin de neutraliser les contaminations que celles-ci occasionnent. C’est l’objectif concret, immédiat donné à l’action. Mais le but et l’action du collectif n’en restent pas à cette seule neutralisation physique. L’objectif politique est d’obtenir des autorités un moratoire sur les plantations de plantes génétiquement modifiées en plein champ. L’objectif stratégique est d’établir un rapport de force avec les puissances politiques et économiques en exercice afin de les contraindre à discuter et à mettre en œuvre ce moratoire. Le sous-objectif stratégique pour cela est de donner visibilité à ce combat, en mettant en lumière le rôle des multinationales qui marchandisent la santé des humains pour leur profit immédiat, et de faire ainsi basculer l’opinion publique.
Les actions de fauchage de champs de plantes génétiquement modifiées se situent donc déjà à deux niveaux d’objectifs différents, dans deux temporalités différentes : neutraliser concrètement les nuisances génétiques de telle ou telle plantation, et appuyer une dynamique politique dans l’objectif d’un moratoire sur ce type de plantations en plein champs. Ces actions s’inscrivent par ailleurs dans une campagne, elles participent d’un répertoire plus large de moyens mis en œuvre dans la durée : information, débats contradictoires, manifestations, marche, jeûne, occupations, négociations, etc.
La dimension politique de l’action non-violente est multiple et complexe ; elle mérite à elle seule une exploration stratégique approfondie, réflexion qui n’est qu’effleurée ici. L’objectif politique constitue le niveau le plus direct de la campagne d’action, sa raison première. Cet objectif doit être suffisamment précis et limité pour être pertinent. Les résultats de l’action doivent autant que possible pouvoir être mesurés et évalués. Mais au-delà de ce seul critère d’efficacité politique, bien d’autres dimensions sont à prendre en compte dans une campagne d’action non-violente.
Renforcer la société civile et la démocratie
Initier une action, c’est mettre en œuvre des énergies, fédérer des personnes et des groupes qui parfois se connaissent peu, c’est contribuer à faire se croiser les différents maillons d’un tissu social qui gagne ainsi en inter-connaissance et donc en force. La mise en œuvre de l’action non-violente est une manière de renforcer la cohérence propre au mouvement social. A commencer par le groupe ou le collectif qui organise l’action, qui devrait pouvoir sortir renforcé de celle-ci, par les contacts qu’il aura noué et les soutiens qu’il aura récolté, par la notoriété qu’il aura gagné. Le cas échéant, une action peut aussi avoir pour effet d’épuiser le mouvement qui la porte, si elle est trop ambitieuse, mal organisée ou mal évaluée dans ses objectifs.
Au-delà du groupe qui l’a mise en œuvre, l’action non-violente est dans le même temps l’occasion de renforcer la société civile dans son ensemble. On peut la considérer comme la mise en activité d’un organisme qui devient rouillé à force d’inaction : la démocratie. L’action non-violente constitue une sorte de “parcours de santé” de l’organisme démocratique — et plus particulièrement de la société civile. Et en tant que telle, elle a déjà une légitimité. Une société démocratique qui ne pratique pas le conflit non-violent est en voie de dégradation, d’asphyxie. Comme un corps, elle est dans tous les cas moins apte à pouvoir se défendre contre les attaques — qui peuvent venir de l’extérieur comme de l’intérieur.
Ainsi l’action non-violente constitue déjà, indépendamment de l’atteinte de ses objectifs politiques les plus manifestes, une manière de rendre la démocratie plus inter-active, vivante et directe. Son émergence au sein d’une société peut donc être vue en soi comme une richesse et un gain démocratique. Par ailleurs, la conflictualité qui fait partie de tout lien social, si elle ne se manifeste pas par les moyens de la non-violence, ressurgira forcément sous une forme violente, plus destructrice pour la société.
La dimension personnelle de l’action collective
Il est rare de voir la transformation personnelle mise en avant dans une action collective. Elle constitue cependant une dimension essentielle de toute action non-violente. Parler de la transformation “personnelle” impliquée dans l’action non-violente, c’est simplement prendre en compte le fait que toute action est réalisée, au-delà des collectifs et des groupes qui l’initient, par des personnes, avec leur corps, leurs émotions, leur intelligence. Lorsque j’agis, je mets en jeu ma personne avec mon histoire, ma culture, mes blocages… Entrer en action, ce sera forcément “faire avec” ce que je suis et entrer dans un processus de transformation de ma personne, plus ou moins maîtrisé, plus ou moins volontaire.
Chaque personne a une façon singulière de vivre ses émotions de peur, de colère, ses réactions d’agressivité, etc. C’est pourquoi se former et s’entraîner à l’action peut permettre, sinon de maîtriser, du moins d’apprivoiser ces dimensions personnelles qui sont mises en jeu. Mieux connaître ses émotions et ses réactions en situation de conflit ou de tension, peut s’avérer utile pour le groupe et pour la poursuite de l’objectif que l’on cherche à atteindre, mais également riche d’enseignements dans la connaissance de soi.
Chacun-e peut en outre donner à cette dimension de transformation “personnelle” induite par la dynamique de la non-violence, les résonances qui lui conviendront : philosophique, psychologique, spirituelle ou religieuse. La non-violence active constitue inévitablement un travail sur soi pour déjouer les réflexes de peur et de mimétisme et pour créer un nouveau rapport éthique à autrui, adversaire y compris. C’est là que l’ensemble des ressources intellectuelles, culturelles, éthiques, spirituelles ou psychologiques dont disposent chaque groupe et chaque personne pourront être mises à contribution pour nourrir ce combat non-violent, qui est autant élan vers l’autre que retour sur soi.
Une action multidimensionnelle
La prise en compte des multiples dimensions de l’action non-violente semble essentielle afin de s’émanciper d’un imaginaire dominé par le seul critère de l’efficacité politique, voire physique. Mettre en œuvre une action non-violente, ce n’est pas déplacer un tronc d’arbre, ce n’est pas non plus agir dans un pur espace de confrontation avec les forces de l’ordre, espace neutre de toutes répercussions involontaires. Toute action aura des répercussions culturelles, sociales, symboliques, psychiques, personnelles qui lui échappent dans une large mesure, qu’il est essentiel de prendre en compte dès sa préparation, à revers des imaginaires capitaliste et militariste de l’efficacité pure. Après chaque campagne d’action, il est nécessaire de tirer un bilan de ses conséquences à court, moyen et long terme, sur les sociétés touchées par celle-ci. C’est ce qui permettra aussi de juger de l’impact positif ou au contraire destructeur des actions mises en œuvre. Pour rentrer en cohérence également avec une vision de l’humain comme être multidimensionnel — et non comme simple soldat de la “cause” à servir.