De tous les anciens colonisateurs, c’est la France qui a conservé la domination la plus étroite sur ses anciennes colonies. Les accords qui ont été passés avec les pays nouvellement indépendants garantissent à l’ancienne puissance coloniale le contrôle de la monnaie, de l’armée et des principales ressources en matières premières, c’est-à-dire que, en même temps qu’elle est proclamée, l’indépendance est vidée de son contenu.
Vingt-huit interventions militaires
La Guinée, qui a osé dire non à la communauté, est l’objet de mesures de rétorsion de nature à saboter son existence : retrait de tous les cadres français, tentatives multiples de déstabilisation. Le pouvoir de Sékou Touré se durcit alors dans une répression féroce. Tous les autres États sont maintenus sous contrôle par la coopération française. Les présidents sont agréés par la France, qui ne fera pas moins de vingt-huit interventions armées en quarante ans pour maintenir ses protégés au pouvoir, tel Omar Bongo, après Léon Mba, au Gabon. En 1978, l’intervention des paras français à Kolwezi au Katanga sauve le régime de Mobutu, qui fut un désastre pour le Zaïre (ex-Congo belge).Toute velléité d’émancipation se solde par des coups d’État pour éliminer les gêneurs. Barthélémy Boganda, qui projetait de fédérer l’Afrique centrale en un vaste État, meurt dans un accident d’avion ; Sylvanus Olympio, qui voulait une monnaie pour le Togo, est assassiné ; Modibo Keita, leader progressiste, est chassé du pouvoir au Mali ; Thomas Sankara, artisan de la révolution burkinabé, est assassiné au Burkina-Faso. Les États africains sous l’égide de la France sont soumis aux partis uniques, à l’interdiction de toute expression libre, à la chasse aux opposants.
La plupart des pays d’Afrique francophone vivent sous la botte de dictatures qui ont été imposées aux peuples par l’ex-puissance coloniale. Parfois, comme au Cameroun, le mouvement nationaliste local a été éliminé par la force, faisant plusieurs centaines de milliers de morts entre 1955 et 1970. Quarante ans après les indépendances truquées, le résultat est catastrophique. L’impunité, la corruption, la violence rongent ces pays, qui régressent dans la misère. L’affairisme néocolonial gangrène la vie politique française, comme l’affaire Elf l’a suggéré dans un procès qui a surtout colmaté les brèches par où une véritable information aurait pu filtrer.
Une démocratie de façade
Après 1990 et la chute de l’Empire soviétique, ayant perdu l’alibi de la guerre froide pour assujettir l’Afrique, la France maintient au pouvoir les dictateurs amis en avalisant les élections truquées qui leur donnent une démocratie de façade. Le début des années 1990 voit se multiplier les conférences nationales pour l’avènement de pouvoirs représentant le choix de la nation. Sauf au Bénin, elles sont canalisées pour reconduire la dictature de présidents inexpugnables. Après les élections truquées, les réformes constitutionnelles prolongeront ces mêmes présidents au pouvoir. Enfin, on a vu la dictature héréditaire se mettre en place au Togo, avec la reconnaissance du fils d’Eyadéma, Faure Gnassingbé, comme chef de l’État. L’alternance au pouvoir, issue de l’élection, a cependant pu avoir lieu à Madagascar, au Sénégal, au Mali, au Bénin, par l’action résolue et vigilante de citoyens refusant de se laisser spolier de leur vote.
La reconduction des dictateurs par un simulacre d’élection est chaque fois chaleureusement saluée par l’ex-colonisateur français. La complicité s’étale au grand jour. Ces dirigeants corrompus sont soutenus parce qu’ils permettent le pillage du pays par les compagnies étrangères. Le bois, le pétrole s’en vont, sans que la population en tire aucun bénéfice. Les services publics de l’électricité, de l’eau, du téléphone sont bradés.
Cette situation scandaleuse ne perdure que par le silence complice des médias français, qui ne savent que répandre des clichés racistes mais non informer sur les véritables enjeux politiques en Afrique francophone.
Corruption… jusqu’au génocide
Ne devant pas leur pouvoir au choix des électeurs, les gouvernants se vautrent dans la corruption et la prédation. L’exhibition du sacre de Bokassa, orchestré par des Français, les fortunes gigantesques de Mobutu, Houphouët-Boigny, Bongo, ne choquent personne. Les scandales françafricains débordent parfois dans l’opinion publique, au hasard des règlements de compte entre réseaux et factions. Ainsi celui du “Carrefour du développement”, dans lequel le ministre socialiste de la coopération, Christian Nucci, est compromis, tandis que son directeur de cabinet, Yves Chalier, est sauvé de l’inculpation par un faux passeport délivré par les services du ministre RPR de l’Intérieur, Charles Pasqua. L’affaire dévoile la corruption de l’État français dans ce qui touche les affaires africaines, mais n’a pas de suites notables. Le scandale Elf vient ensuite confirmer l’énormité des implications politico-affairistes. On en reste à la surface avec des condamnations symboliques, sans mettre au jour l’essentiel.
Enfin l’implication de la France dans le soutien au pouvoir d’Habyarimana, au Rwanda, qui aboutit au génocide des Tutsis en 1994, montre jusqu’à quelle tragédie peuvent conduire les intrigues politiciennes de la Françafrique. Ailleurs, la misère et la corruption galopantes, la destruction des dispositifs de santé et d’éducation, la ruine des infrastructures routières et d’équipement, font de la vie des habitants un cauchemar qui précipite les catégories instruites et actives sur les routes de l’exil. L’échec de la coopération française est abyssal.
Le contrôle de la monnaie
L’imposition du franc CFA, géré par le trésor français, a plus favorisé l’évasion des capitaux que le développement, resté pratiquement inexistant. L’accord de coopération monétaire entre le franc français et le FCFA implique une liberté totale des transferts de capitaux entre les deux zones. Cette liberté aboutit à un rapatriement massif des bénéfices des investisseurs étrangers vers leur maison mère et à un exode des revenus des ménages expatriés vers leur pays d’origine : entre 1970 et 1993, alors que les investissements étrangers s’élevaient à 1,7 milliards de dollars, le rapatriement des bénéfices et des revenus d’expatriés a atteint 6,3 milliards. Les rapatriements ont donc été quatre fois supérieurs aux investissements.
Une telle réalité a évidemment le don de tuer tout espoir de constitution d’une épargne locale, pourtant indispensable au développement de l’Afrique. Le pire est que ce système aboutit à une véritable institutionnalisation durable de la fuite des capitaux africains (d’où déficit de la balance des paiements, endettement, dépendance envers l’extérieur et sous-développement).
Selon la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement)), parmi les quatorze pays africains de la zone franc, onze figurent dans la catégorie des pays les moins avancés (PMA), et près de 90 % de leur population vivent avec moins de deux dollars par jour. "Au moment où les recettes d’exportations garnissent les caisses de l’État français, les Africains souffrent des affres du sous-développement et excellent dans la mendicité de l’aide financière internationale généreusement octroyée par la France en puisant dans leurs propres avoirs extérieurs déposés en compte d’opérations ouverts à Paris."1
Croissance ici, pauvreté là-bas
Le rôle de la France est ainsi on ne peut plus aisé dans ce système, surtout qu’elle peut dans le même temps utiliser l’excédent d’un pays pour boucher le déficit d’un autre. Parallèlement, la France peut s’allier au FMI et pousser à ce que ces pays adoptent des plans d’ajustement assainissant leurs finances publiques. La France appuiera par exemple en 1996 le putsch au Niger d’Ibrahim Maïnassara contre le président Mahamane Ousmane, devenu réticent envers les plans d’ajustement du FMI et de la Banque mondiale2. La santé et l’éducation sont ainsi sacrifiées au nom d’une parité fixe à conserver (en plus d’une dette à rembourser).
L’Occident a exporté le pire de la pauvreté hors de ses frontières. L’économie africaine est une économie de traite. Non seulement une part scandaleusement mineure du prix des matières premières est payée aux pays propriétaires (dans le golfe d’Arabie, 50 % du prix du pétrole, dans le golfe de Guinée 20 %), mais cette part est notoirement confisquée par les clans au pouvoir, qui n’ont aucun sens politique, ne disons même pas patriotique, seulement des appétits. En France, l’affaire Elf a à peine esquissé un dévoilement du scandale du pillage des pays d’Afrique centrale. On en est resté à quelques hors d’oeuvre croustillants, sans jamais aborder le fond, totalement tabou.
En Angola, en RDC, au Tchad, les ressources naturelles, confisquées par les clans, financent les guerres pour le pouvoir. Là encore c’est l’acheteur qui est le premier responsable. Sans client, pas de prostitution.
Le désastre consécutif au pillage est visible. Il s’agit alors pour les médias français non d’en analyser les causes réelles mais de redonner vie à tous les fantasmes d’une idéologie raciste. La cause du désastre est africaine. Nous en conviendrions bien volontiers si, à chaque fois que des Africains et d’autres critiques s’élèvent contre les traîtres qui vendent leurs pays, non seulement ils ne reçoivent ni encouragement ni aide, mais ils sont vigoureusement stigmatisés et combattus en France pour atteinte aux potentats qui les oppriment. Donc cela veut dire qu’il est vital pour une certaine politique, conditionnée par les intérêts en cause, de maintenir l’Afrique dans les griffes de l’exploitation.
On ne dira jamais assez l’ampleur de l’extorsion. On a poussé les pays d’Afrique centrale à gager leurs recettes futures en pétrole. Aujourd’hui la flambée des cours profite aux seuls Occidentaux. Dans les années 1970, des investissements inadaptés et sans utilité pour la population dans des projets ruineux, surfacturés, ont été faits de façon inconsidérée en Afrique. Les pétrodollars étaient surabondants et les pays développés voulaient exporter. La dette ainsi constituée a triplé depuis, du fait des intérêts et de la dévaluation du Franc CFA. Le FMI et la Banque mondiale ont alors imposé des mesures draconiennes et ruineuses : privatisations des services publics (eau, électricité, transports, téléphone) qui ont profité aux sociétés étrangères, et réductions des dépenses publiques. La dette et les programmes d’ajustement structurel (PAS), imposés à l’Afrique depuis une vingtaine d’années par le FMI et la Banque mondiale, ont considérablement affaibli le système d’éducation, de production du savoir, de santé. La pauvreté a augmenté.
Les États ne sont plus en mesure de fournir une éducation de base à tous les habitants et les dépenses sociales ont peu à peu été transférées de l’État aux familles.
La pauvreté, l’instabilité politique et le sous-développement des pays africains sont la conséquence de processus historiques mis en place par le néocolonialisme, ayant comme résultat la dépendance économique des pays du Sud. En effet, les pays les plus riches ont besoin des plus pauvres afin d’assurer la continuité de leur croissance. L’enrichissement des pays riches est inversement proportionnel à celui des pays pauvres. Le résultat est qu’il est actuellement impossible que ces derniers se développent puisque la puissance néocoloniale tire sa force du sous-développement des pays assujettis. Pour briser ce processus il faut accéder à une véritable indépendance qui rendra ces pays maîtres de leurs choix. Ils ne peuvent le faire, face aux grandes puissances et aux organisations internationales qu’elles contrôlent, que par une union des pays du Sud, et d’abord une union économique et politique interafricaine forte, capable de s’opposer aux diktats du néocolonialisme des pays développés.
Odile Tobner
Présidente de l’association Survie Auteure de Du racisme français : 4 siècles de négrophobie (Les Arènes, 2007)
1. N. Agbohou, Le Franc CFA et l’Euro contre l’Afrique, 1999, p. 70 2. N. Agbohou, 1999, pp. 112-120