Dossier Françafrique Nord-Sud

Max Havelaar contre le mal coloniser

Christian Jacquiau

La pensée1 néolibérale mondialisée, telle une arme de destruction massive guidée par un archaïque thatchero-reaganisme, dont l’unique projet se résume au fameux « laisser faire, laisser aller,Tina »2, tente d’avoir raison de toute autre considération. On bafoue les dimensions humaines, sociales, culturelles, sociétales et environnementales pour satisfaire les exigences de la sphère financière. Alors, pour donner le change, on communique équitable...

Libérés du colonialisme depuis au moins quatre décennies, les pays producteurs sont aujourd’hui la proie d’une nouvelle forme d’impérialisme que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de colonialisme économique ou encore de néocolonialisme3. Ce ne sont plus les Etats qui conduisent l’offensive mais des entreprises transnationales, nomades et apatrides, qui pillent les richesses (ressources énergétiques ou minières, matières premières, productions agricoles, maind’oeuvre…) de ces nouvelles colonies. Certaines vont même jusqu’à s’approprier les services publics desdits pays grâce à de savants programmes de confiscation, tels ces délétères plans d’ajustement structurel (PAS), préconisés par le Fonds monétaire international (FMI) ou encore par le truchement de ce redoutable Accord général sur le commerce des services (AGCS), concocté en secret dans les arrière-salles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)4, véritable outil de déstructuration de toute vie collective5 au profit de puissants consortiums privés6.

Du commerce équitable au commerce de l’équitable

Lancé lors de la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) en 1964, bien avant que n’apparaisse la marque Max Havelaar, le commerce équitable vise à apporter aux petits paysans pauvres un revenu qui leur permette de subvenir à leurs besoins fondamentaux. Créé en tant que commerce solidaire, il a été fortement marqué à ses débuts par l’humanisme des mouvements religieux, comme le rappelle la sociologue Virginie Diaz Pedregal7. D’essence caritative, le commerce solidaire est devenu tiersmondiste dans un second temps puis alternatif, se transformant en acte politique d’opposition au système capitaliste. Une posture que revendique aujourd’hui encore le prêtre ouvrier Frans van der Hoff : "Nous étions et sommes toujours anticapitalistes, opposés aux transnationales. Nous préférons les petites entreprises et les magasins locaux. Dès 1990, nous étions déjà préoccupés par la tournure que prenait le développement du mouvement. La dimension politique a été progressivement édulcorée puis évincée"8, tient-il à rappeler lorsqu’on l’interroge sur les dérives de la marque Max Havelaar que ce prêtre ouvrier a fondée avec son compère, le missionnaire Nico Rozen, en 1988.
Happée par la vague néolibérale, la démarche alternative a muté au tournant des années 2000 en un commerce équitable largement dépolitisé. "L’heure n’est plus à la révolution mais à la réforme. L’objectif du mouvement est de bonifier le système libéral en le modifiant de l’intérieur", constate Virginie Diaz Pedregal9. Du commerce équitable au commerce de l’équitable, où l’équité n’est plus qu’un rayon quelque part au fond du supermarché, il n’y avait qu’un pas qui a été allègrement franchi. Principal initiateur de cette mutation/dépolitisation, Max Havelaar est au coeur d’un vaste débat renvoyant la démarche à ses fondamentaux historiques et politiques. D’un côté, les tenants de la marchandisation des produits équitables. De l’autre, les promoteurs d’un modèle exigeant un véritable contenu social et environnemental, tout au long des filières, au Sud comme au Nord. Avec, en filigrane, une interpellation sur la question essentielle du partage de la richesse.

Max Havelaar : pour une politique coloniale d’inspiration éthique

On parle beaucoup de lui, certains prétendent même l’avoir rencontré, pourtant Max Havelaar n’existe pas… en dehors des linéaires des supermarchés.
Max Havelaar est le personnage principal d’un roman publié en 1860 par Edouard Douwes Dekker sous le pseudonyme de Multatuli. L’auteur, fonctionnaire de l’administration coloniale hollandaise, y plaide la cause du peuple javanais colonisé. Il n’y défend aucune thèse anticolonialiste mais se contente de s’insurger contre le "mal-coloniser", lui préférant une politique coloniale… d’inspiration éthique !
C’est cette colonisation à visage humain qui inspirera Nico Roozen et Frans van der Hoff, au point qu’ils s’approprieront le nom de Max Havelaar pour commercialiser leurs produits réputés équitables.
Du retrait de la France coloniale, ayant permis la nationalisation des filières cotonnières africaines, au bénéfice des États émancipés, aux privatisations imposées aux pays africains par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM), conduisant de fait au détournement de leurs richesses par de puissants oligopoles privés, l’épisode de la création de la filière coton Max Havelaar/Dagris est révélateur d’une certaine instrumentalisation de la démarche.
L’ancienne Compagnie française pour le développement des fibres textiles (CFDT) a beau avoir changé d’identité pour devenir la société Dagris (Développement des agro-industries du Sud), elle n’en demeure pas moins, pour les spécialistes du continent africain, une vieille connaissance au passé colonial intact. Même affublée de son tout nouveau badge Fairtrade Max Havelaar...
"Dagris ? Un système de pompage de la rente. Un outil néocolonial important ayant pactisé en son temps avec les dictateurs en place au Mali, au Sénégal, au Cameroun et au Niger", explique en mars 2005, quelques semaines seulement avant sa disparition, François-Xavier Verschave, l’un des membres fondateur de l’association Survie10 et auteur de nombreux ouvrages de référence sur la FrançAfrique11.
Les pharaoniques subventions perçues par Max Havelaar France pour monter sa filière coton avec Dagris lui ont permis non seulement d’éponger ses pertes mais encore de dégager, dès l’année suivante, un bénéfice de plus de 500 000 €. Une très belle performance pour une association réputée être sans but lucratif...
"Pourquoi par le ministère français des Affaires étrangères ?" feint de s’interroger Michel Besson, directeur de l’association pour un commerce équitable MINGA12.

Un million sept cent mille euros pour accepter l’inacceptable

"Pour appliquer la politique néocoloniale de la France et dissimuler le pillage quotidien des ressources naturelles et humaines africaines ! On vole 100 mais on redonne 10 pour aider ceux que l’on a affamés. Si le commerce équitable est vraiment une cause d’intérêt général, pourquoi n’est-il pas financé par l’Europe ou par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ?", s’insurge le directeur de MINGA. Une question qui reste sans réponse. En attendant, la politique étrangère de la France fait les affaires de Max Havelaar, qui au passage récolte plus d’un million sept cent mille euros de subventions !
Quant aux petits producteurs du Sud, il ne leur reste plus qu’à produire ces précieuses matières premières que les transnationales du Nord sauront transformer avec talent pour le plus grand bonheur de leurs actionnaires et de ceux des mastodontes de la grande distribution, véritables bénéficiaires avec l’ONG hollandaise de cette charité si bien ordonnée.
Comme aux plus belles années du colonialisme, seules les exploitations les plus productives intéressent les acteurs de l’équitable. "Les différents types de distribution ne sont pas nécessairement incompatibles car ils ne conviennent pas aux mêmes types de producteurs : à petit producteur, petit magasin, à gros producteur, gros magasin", avouera un commerçant de l’équitable, dont le chiffre d’affaires a été multiplié par 21 en 5 ans13. Ce sont pourtant les plus modestes, les plus pauvres voire les sans-terre qui mériteraient le plus d’attention de ces bons samaritains modernes. Il n’en est rien.

Bien pire encore, ces travailleurs pauvres (journaliers, saisonniers et autres ultra précarisés) ont tout simplement été oubliés par les concepteurs du commerce équitable dominant, tel que le définit et le pratique Max Havelaar depuis vingt ans !

Des missionnaires de l’équité aux implantations ecclésiastiques

Qui fixe le prix ? Qui dit où est l’équitable ? Où il commence et où il finit ? Qui connaît mieux que les petits paysans, leurs besoins vitaux et leurs priorités, leurs besoins personnels et leurs besoins collectifs ? Qui planifie et organise l’assistance équitable ?
Qui donc a tout verrouillé en fixant, sans concertation, leur rémunération de survivance à un niveau si bas qu’il leur interdit toute possibilité d’investir localement et d’acquérir ainsi une réelle autonomie ?
Les gentils petits hommes blancs venus du Nord. On parle de prix justes ou encore de juste prix mais qui a été habilité – et par qui – à déplacer le curseur sur l’échelle de l’équité, graduée le plus souvent de zéro à… pas grand-chose ?
Qui a organisé ce système néocolonial, instrumentalisant une véritable dépendance des producteurs à l’égard de leurs gentils bienfaiteurs du Nord, nouveaux coyotes s’étant substitués à ces "coyotes" locaux, dénoncés par Max Havelaar ? Les mêmes...
"Il ne faut pas oublier que les colonisations se sont faites par les missionnaires. Regardez la cartographie des implantations de Max Havelaar, elle correspond aux implantations ecclésiastiques", remarque André Deberdt, le président de Bio Equitable.
"Ce n’est pas un jugement. Je n’ai rien contre les religions. Seulement un constat. Ce qui pose problème c’est la confusion des genres. Nous assistons aujourd’hui à un désengagement officiel de l’État qui transfère une partie de ses prérogatives aux ONG. En réalité, l’État se sert des mouvements catholiques pour mener à bien sa politique étrangère. Le lobbying chrétien a réinvesti les rouages étatiques, tout particulièrement le ministère des affaires étrangères (MAE). Toutes ces péripéties conduisent à une confusion du rôle de l’Église et de l’État", dénonce encore André Deberdt.
"Que penserait-on en France d’une organisation évangéliste nord-américaine qui viendrait sélectionner nos meilleurs vins sur des critères qui lui seraient propres, tels que le faible taux de divorce, la fécondité des femmes, la participation volontaire aux guerres équitables, tout en émettant aux États- Unis un discours tel que seuls les vins ainsi choisis seraient dignes de l’intérêt des distributeurs et consommateurs américains ?", interroge quant à lui Philippe Juglar, ancien directeur de la société de promotion du Café de Colombie (SACA)14. Personne ne se pose la question.
Pourtant...

De Max Havelaar à Nicolas Sarkozy… construire un pont

"Une prime pour se donner les moyens d’avancer" promet Max Havelaar sur son site15. "En plus du prix d’achat plus juste versé au producteur, le client verse à sa coopérative une prime de développement qui lui permettra de s’équiper pour mieux produire ou pour le bien de la collectivité. Cet argent est géré collectivement par les producteurs dans une perspective d’avenir. Il peut être utilisé pour rendre plus performants les moyens de production : la construction d’un hangar de stockage pour préserver les récoltes, l’achat d’une machine à peler les grains de café pour vendre la récolte plus cher, elle peut aussi permettre d’améliorer la vie dans le village concerné : construire une adduction d’eau, une école, un pont…", explique-t-on chez Max Havelaar.
Une approche qui n’est pas sans rappeler ce colonialisme à peine critiqué par Nicolas Sarkozy, lors de son inénarrable discours de Dakar du 26 juillet 2007 : "Les Européens sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont dit à vos pères ce qu’ils devaient penser, ce qu’ils devaient croire, ce qu’ils devaient faire. Ils ont cru qu’ils étaient supérieurs, qu’ils étaient plus avancés, qu’ils étaient le progrès, qu’ils étaient la civilisation. Ils ont eu tort".
Des propos prononcés juste avant ceux dévastateurs sur l’homme africain, source selon lui du drame de l’Afrique16. Juste avant que le président du pays des droits de l’homme n’en arrive à justifier l’injustifiable colonisation : "Le colonisateur est venu, il a pris, il s’est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail. [Le colonisateur] a pris mais il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles…".
Comme le font aujourd’hui ces missionnaires des temps modernes qui, au nom de la mondialisation – et des transnationales qui les rémunèrent – parcourent la planète pour y dénicher ces merveilleux produits qu’ils relookeront de ces séduisants packagings équitables, fleurant bon l’humanisme et la solidarité… en pack de six.

Christian Jacquiau
Economiste, diplômé d’expertise comptable, Christian Jacquiau est l’auteur de Les Coulisses de la grande distribution, publié chez Albin Michel en mai 2000 (neuf éditions successives à ce jour) et, plus récemment, de Les Coulisses du commerce équitable - mensonges & vérités sur un petit business qui monte, publié chez Mille et une nuits en mai 2006 (trois éditions à ce jour)

1. Peut-on vraiment parler de pensée pour désigner une politique économique dont le projet est de laisser faire, laisser aller et… d’attendre pour voir ?
2. Tina : "there is no alternative"
3. Le commerce équitable, outil de transformation des échanges marchands ?, Marion Brodeau, mémoire de maîtrise IUP, 2003.
4. Voir OMC le pouvoir invisible, Agnès Bertrand et Laurence Kalafatides, Fayard, 2002.
5. Voir OMC, AGCS, vers la privatisation de la société, Louis Weber et Sophie Zafari, éditions Syllepse, 2003.
6. Voir "Le complot de l’OMC contre les services publics", Christian Jacquiau, Marianne n° 303 (10 février 2003).
7. Le Commerce équitable dans la France contemporaine, L’Harmattan, 2007.
8. Entretien croisé avec Frans van der Hoff, réalisé par David Leloup pour le magazine bimestriel belge Imagine demain le monde (mars 2007) et Politis (hors série « commerce équitable » n° 45 de maijuin 2007).
9. Op. cit. note 7.
10. http://www.survie-france.org.
11. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels : De la Françafrique à la Mafiafrique, Tribord, 2005 ; Au mépris des peuples : le néocolonialisme franco-africain, La Fabrique, 2004 ; Noir Chirac, Les Arènes, 2002 ; Noir Silence : qui arrêtera la FrançAfrique ?, Les Arènes, 2000 ; La Françafrique, le plus long scandale de la République, Stock, 1998.
12. L’association Minga – du mot hindi qui signifie faire ensemble – regroupe une centaine de structures commerciales alternatives se revendiquant du commerce équitable. Voir Silence n° 359.
13. Tristan Lecomte, président de la société anonyme AlterEco in Commerce équitable et café rébellion ou nécessaire évolution ?, Jean-Pierre Blanc, Ondine Bréaud, Pierre Massia (L’Harmattan, 2003), cité par Virginie Diaz Pedregal dans Le Commerce équitable dans la France contemporaine, op. cit.
14. Le texte de Philippe Juglar est disponible dans son intégralité sur le site de Minga (http://www.minga.net).
15. http://www.maxhavelaarfrance.org /Developpement-social.
16. "Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré en histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande de tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. Le problème de l’Afrique (...) il est là", Nicolas Sarkozy, discours de Dakar du 26 juillet 2007 (texte intégral sur : http://www.afrik.com/ article12199.html).

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