Alors que l’image qui colle à la peau de la Seine-Saint-Denis est celle des violences urbaines, Driss Oumehdi explique patiemment aux jeunes révoltés la justesse de leur révolte, mais l’impasse de la contre-violence.
Originaire d’un village de la région d’Oujda, à l’est du Maroc, à quelques kilomètres de la frontière algérienne et de la Méditerranée, Driss Oumehdi se souvient d’avoir entendu les tirs de kalachnikov aux pires moments de la guerre civile en Algérie. Il est alors collégien et s’oriente vers des études de mathématiques. Il adore les livres et lorsqu’il se rend en ville, il consacre le peu d’argent de poche qu’il a à acheter des livres d’occasion. Au lycée, il emprunte à son professeur de mathématique Mohamed Barodi, le livre intitulé “De l’autocritique” du non-violent canadien musulman Khaliss Jalabi [1]. Il y trouve une critique de la violence qui, dit-il, “a bougé ma pensée sur le courage de la contre-violence”. Il cherche alors des livres du même auteur, y trouve les références d’autres penseurs musulmans comme le syrien Jawad Saïd [2], et découvre ainsi une riche réflexion sur la contre-violence et la non-violence au sein de l’approche spirituelle et morale musulmane.
A la faculté, au Maroc, il découvre l’importance du débat politique entre le courant des étudiants qui puisent dans la pensée marxiste, et le courant des étudiants qui puisent dans la pensée islamisme. Il s’engage dans le syndicat des étudiants marocains avec la responsabilité de la faculté des lettres et des sciences humaines.
En plus des mathématiques, il s’inscrit alors à cette faculté pour y étudier les concepts de la guerre, la paix, la violence, la contre-violence, la non-violence dans la pensée islamiste. Il y consacrera six ans au sein du département des études islamiques pour y obtenir un DEA. Il constate que les discussions sur la non-violence restent dans le domaine de la spiritualité et de la morale alors qu’il sent qu’il est important de placer ce débat dans le domaine politique. Après avoir fini ses
études supérieures en études islamiques sur le thème de la pensée non-violente du philosophe canadien Khaliss Jalabi, en 1997, il décide de venir en France pour poursuivre des études sur la question de la non-violence. Il se heurte très rapidement aux questions de visas. Il demande à sept reprises à pouvoir vivre en France, en vain. Il prendra alors le départ clandestinement et s’inscrira dès son arrivée à l’université. Expulsé, il reviendra de nouveau clandestinement. Après un DEA de philosophie sur le principe de non-violence, il poursuit actuellement une thèse sur la dissuasion civile non-violente. Il n’obtiendra des papiers qu’en 2006, ayant été marié et ayant eu un enfant français. Des papiers non encore définitifs aujourd’hui.
De la religion à la politique
En France, Driss Oumehdi découvre que le débat sur la non-violence ne relève pas, en milieu universitaire, du domaine des religions comme au Maroc, mais du domaine de la philosophie. Il s’inscrit à Paris-8 et, sous l’égide de Stéphane Douaille, commence à éplucher la littérature française pour chercher son sujet de thèse. Ceci l’amène à découvrir la revue Alternatives non-violentes [3], le Mouvement pour une alternative non-violente, les livres de Jean-Marie Muller [4], François Vaillant [5], Elisabeth Maheu [6], Alain Refalo [7], Jacques Sémelin [8], livres qui le confortent dans l’idée que la non-violence ne peut être cantonnée dans le domaine spirituel et doit être un outil dans le domaine politique. Il balaie alors tous les anciens numéros d’Alternatives non-violentes, rencontre son rédacteur en chef, François Vaillant, sympathise puis adhère au MAN, et dispose rapidement de toute une biographie sur la non-violence en français et en arabe. Il travaille beaucoup sur la pensée gandhienne et celle de Martin Luther King. Il fait ainsi la jonction entre deux approches de la non-violence : celle provenant de l’Occident et celle du monde arabe. Driss Oumehdi découvre, par un article de Christian Delorme [9], l’existence d’Abdoul Ghaffar Khan [10] qui, au Patchoun, à la frontière entre le Pakistan et l’Inde, a organisé une “armée non-violente” de 80 à 100 000 hommes et femmes qui a mené des actions non-violentes pour la libération de l’Inde. Ce “Gandhi des frontières afghanes” a fait quinze ans de prison en Inde, parfois en compagnie de Gandhi… et seize ans au Pakistan après l’indépendance. Il est mort en 1998 à 98 ans.
Stratégie de la non-violence dans le monde arabe
Driss Oumehdi diffuse des centaines de lettres en arabe sur la non-violence et publie avec Khaliss Jalabi, entre autres, un livre en arabe intitulé La non-violence [11]. Certaines lettres sont regroupées et publiées dans un livre au Maroc : Lettres sur le principe de non-violence [12]. Il publie deux articles dans Alternatives non-violentes [13]. Il essaie d’y montrer l’importance de la notion de la non-violence, de sa présence dans le champ spirituel, mais aussi de ses implications dans le concret de tous les jours. Il utilise Internet pour tisser un réseau de relations avec d’autres étudiants-chercheurs et penseurs arabes et échange longuement avec eux. Il lutte contre une idée perçue dans le monde arabe qui associe la non-violence à la lâcheté et à la passivité. Il y explique que dans un conflit, l’ennemi est un être humain et que la solution du conflit ne peut passer que par le respect de l’autre. Il ne s’agit pas de détruire l’ennemi, ce qui entraîne des représailles sans fin, mais de trouver une solution acceptée par les deux bords.
De l’âshram de Gandhi au rôle des mosquées
Au Maroc, Driss Oumehdi a suivi des études islamiques au sein du département des études islamiques, puis influencé par un père soufi, il s’est rapproché de ce mouvement islamique marocain pacifiste où il adhéré pendant une quinzaine d’années.
Lorsqu’il arrive en France, en Seine-Saint-Denis, en 1997, il commence à fréquenter les mosquées locales. L’assemblée du vendredi n’y est pas, dans sa version d’origine, une simple prière, mais un moment de dialogue entre les présents sur les questions de société. C’est un lieu d’échange éducatif et politique non-violent ouvert aux problèmes de la cité, pas seulement aux questions entre musulmans. C’est un lieu où chacun peut exprimer ses différences. Driss Oumehdi définit ce moment comme devant être un moment laïc. C’est notamment pendant ces assemblées du vendredi que l’on discute des révoltes dans les banlieues.
Les gens sont invités à y prendre la parole et lorsque c’est son tour, Driss Oumehdi propose une présentation de la non-violence comme pouvant être un moyen de lutte pour dénoncer les problèmes des banlieues. Il s’appuie sur sa bonne connaissance du Coran et de la pensée islamique pour expliquer que les concepts “vendredi”, “mosquée” et “université”, dans la langue arabe, proviennent de la même racine “rassembler” “se rassembler avec autrui” fut-il un ennemi (comme en occident “religion” et “intelligence” qui viennent de “relier” en latin). Il propose donc que, régulièrement, les assemblées du vendredi servent à mettre en place un dialogue social et politique constructif.
Oser enseigner la non-violence aux enfants des écoles des mosquées
Au début, les gérants des mosquées sont intéressés par son discours et l’invitent à prendre la parole dans plusieurs mosquées de Seine-Saint-Denis. Il commence à donner des cours au sein des écoles des mosquées, aux plus jeunes. Il rencontre des centaines d’enfants. Après quelques années, cela va se bloquer. Les gérants des mosquées sont souvent d’anciens immigrés qui se contentent de faire répercuter aux imams des prêches en provenance du monde arabe (via Internet !) et ces questions de non-violence mettent en péril leur propre pouvoir au sein des mosquées. D’autant plus que Driss Oumehdi n’hésite pas à aborder des sujets cruciaux, interrogeant les jeunes sur les rapports hommes-femmes et demandant comment on peut lutter contre des rapports inégaux dans la société si on ne commence pas par résoudre les inégalités au sein de sa propre famille.
Désobéissance civile à Clichy-sous-bois
A Clichy-sous-Bois, avec les gérants de la mosquée Billal, il arrive à créer une “Ecole de l’éducation à la non-violence et à la paix” où il enseignait à plus de 200 jeunes filles et garçons de 5 à 20 ans, dans un quartier à majorité musulmane. Des débats passionnés se sont tenus chaque semaine autour de portraits de personnalités de la non-violence ou sur des questions d’actualité. Devant l’augmentation de la fréquentation de l’école et prétextant le manque d’enseignants, les gérants ont pris la décision de stopper l’école. Cela a provoqué la colère des jeunes qui ont menacé de brûler la mosquée ! Comme quoi, il restait encore des débats à avoir… Alors que des tensions sont ainsi apparues, les gérants ont arraché les affiches éducatives sur la non-violence mises en place par Driss Oumehdi et ses élèves sur les murs de l’école. Les serrures de l’école ont été changées. Une pétition a alors circulé sur le thème “fermer une école, c’est ouvrir une prison” et 250 personnes du quartier ont signé. Driss Oumehdi a annoncé son intention de faire une grève de la faim non limitée devant la porte de l’école si on ne la rouvrait pas. De peur de voir arriver des médias, les gérants se sont consultés et ont proposé à Driss Oumehdi 10 000 € pour qu’il cesse son action, ce qu’il a bien sûr refusé. Après négociations par l’intermédiaire de sages, les gérants ont finalement accepté la réouverture de l’école. L’ambiance n’y était plus et Driss Oumehdi a proposé d’ouvrir, avec le soutien d’amis non-violents, et en sollicitant le soutien de la mairie de Clichy-sous-Bois, un centre extérieur sur la non-violence et la paix. Depuis, le projet est en débat… mais rien ne s’est concrétisé. En attendant, pour les plus intéressés des jeunes, Driss Oumehdi continue à donner des cours chez lui.
La question des femmes
Driss Oumehdi a toujours été choqué par les rapports hommes-femmes dans la culture arabo-musulmane. Il a donc effectué une recherche dans le Coran pour en avoir le coeur net. Il n’y a rien trouvé qui évoque une séparation obligée entre les deux sexes ou la domination de l’une par l’autre. De même, il n’a rien trouvé sur la nécessité de séparer les musulmans des chrétiens ou des juifs. Il en a conclu que c’est une vision qui a été imposée par des chefs religieux pour asseoir leur pouvoir. Driss Oumehdi a plusieurs fois animé des débats sur la lecture du Coran pour démontrer que ces pratiques sont artificielles.
En réponse, les imams religieux ressortent des textes anciens de commentaires du Coran. Pour Driss Oumehdi, il s’agit de “médicaments périmés”. Ces textes avaient peut-être un sens à un moment historique donné, mais dans la société d’aujourd’hui, ils ne peuvent plus s’appliquer.
Il pense que ni la femme occidentale ni la femme arabo-musulmane n’est vraiment libre ; l’une et l’autre sont utilisées par l’homme. L’homme occidental qui veut dénuder la femme et l’utiliser comme marchandise, dans des sites pornographiques et l’homme arabe qui veut enfermer la femme dans la maison ou l’étouffer dans du tissu. Tout deux ont la même base de pensée : la femme serait un corps et objet sexuel respectivement pour gagner de l’argent ou pour satisfaire son égoïsme.
Pour Driss Oumehdi, il n’est pas seulement important de lancer régulièrement des débats sur ce thème dans les mosquées et autres lieux de débats politiques, mais c’est l’un des vrais rôles de la mosquée qu’il faut développer.
Contre-violences des banlieues
Sur les révoltes des jeunes dans le département et ailleurs, Driss Oumehdi insiste sur le fait que lorsqu’on discute avec les jeunes, tous sont contre la contre-violence… mais également contre ce qu’ils appellent les “violences mères”, comme la présence permanente de forces de police qui provoquent, agressent, contrôlent au faciès, tutoient… “Comme personne ne connaît la non-violence, ils utilisent la contre-violence comme réponse à d’autres violences”. Lors des débats dans les mosquées, il entend des jeunes qui affirment que le Prophète a défendu les siens par la contre-violence, que la violence est mieux que la lâcheté, que la violence, lorsque l’on est agressé, est une légitime défense. Lorsque l’on pousse le débat plus loin, il apparaît qu’ils réagissent également à une autre violence que celles des flics : la violence sociale. Ils perçoivent qu’il y a un non-respect des plus pauvres, qu’il y a un taux de chômage important chez les jeunes et encore plus chez les jeunes immigrés.
Par contre, Driss Oumehdi s’oppose à l’idée d’un choc des civilisations. Il croit qu’il y a une lutte entre la justice et l’injustice. Il n’y a pas une opposition entre des “chrétiens”, des “musulmans”, des “juifs”. C’est une distinction diffusée par les médias, avec des sous-entendus politiques qui ne correspondent pas à la réalité. Driss Oumehdi raconte comment, dans certains quartiers à forte majorité musulmane, les jeunes qui pourraient être d’autres religions finissent par se sentir musulmans eux aussi, car traités comme tels.
Etre le changement que l’on veut
Plusieurs fois, le canadien Khaliss Jalabi et le syrien Jawed Saïd ont rendu visite à Driss Oumehdi qui leur a organisé des conférences sur la non-violence. Par un hasard du calendrier, en 2005, Khaliss Jalabi était en visite en Seine-Saint-Denis pendant les émeutes. Les conférences ont eu un grand succès. Les jeunes étaient enthousiastes pour chercher d’autres solutions que la contre-violence. Il a notamment été perçu que les mosquées ne laissaient pas assez la parole à ces jeunes pour chercher collectivement des solutions. Il en est ressorti des constats pratiques : il faut commencer à faire son autocritique pour retrouver le respect de soi-même. Une faute nécessite la participation de la victime pour trouver une solution. On ne peut prendre pour modèle des pays arabes qui vivent sous forme de dictature. Si la dictature est en politique, n’est-ce pas parce qu’elle est déjà dans chaque famille ? On peut commencer par se changer soi-même avant de vouloir changer les autres. Il ne faut pas attendre que l’Etat soit le sauveur et il faut amorcer soi-même le changement social que l’on veut. Du changement social non-violent peut naître un nouveau projet politique. Et, plus concrètement encore : pourquoi certains jettent-ils des ordures par les fenêtres ? Estiment-ils que l’espace public est un dépotoir ? Pourquoi les ascenseurs sont-ils taggués avec des insultes et des dessins choquants ? Pourquoi les boîtes aux lettres sont-elles en mauvais état ?
Les discussions portent sur ce que l’on peut changer ici, soi-même ou collectivement, mais aussi sur des faits historiques : le Prophète avait mis en place une démocratie basée sur les fondements de la non-violence. Il a réussi à construire une démocratie
non-violente. Malheureusement, trente ans après sa mort, la dictature est revenue. La démocratie occidentale n’est donc pas un modèle de la démocratie non-violente.
En conclusion de ces débats, que ce soit dans des dictatures ou ici, avec une démocratie qui ne fonctionne pas correctement dans les banlieues, les défaillances du système profitent toujours à ceux qui ont le pouvoir. Lutter pour la démocratie, c’est lutter contre le pouvoir. Non pas pour le remplacer, comme dans le cas des coups d’Etat qui ne changent rien, mais pour favoriser un fonctionnement plus horizontal, plus non-violent.
La recette non-violente du bonheur
Lorsque nous avons rencontré Driss Oumehdi chez lui, nous avons bien senti son enthousiasme. Il nous a offert du thé à la menthe à la marocaine. Dans son bureau, tout un pan de mur est occupé par des livres de penseurs non-violents et pacifistes arabes et musulmans. Les autres murs par des livres, travaux et recherches de philosophes, penseurs et militants du monde hindous, chrétiens et juifs. Driss Oumehdi espère qu’un jour ces livres seront à la disposition de tous dans un Centre de recherche sur la non-violence musulmane, afin de favoriser les synergies entre penseurs d’ici et d’ailleurs.
Lorsque nous lui avons demandé pourquoi cette passion pour cette question, Driss Oumehdi nous a répondu “plus je fais ça, plus je suis heureux”.
Driss Oumehdi, drisspaix@maktoob.com.