Une Tunisie décrite à l’envi par les dépliants touristiques comme le “pays du sourire” et de la “douceur de vivre”, qui bénéficie en outre de la bienveillance voire de la complicité de la communauté internationale, notamment de l’Etat français. Pourquoi une telle complaisance ? Que se cache-t-il derrière cette image trompeuse d’un pays qui accueille chaque année plusieurs millions de touristes ?
Un peu d’histoire…
A l’origine, une terre de Berbères, occupée successivement par les phéniciens — qui fondèrent la célèbre cité de Carthage — les Vandales, les Romains et enfin les Arabes, au 7e siècle, avec de nombreuses dynasties dont les Fatimides. Au 18e siècle, la France s’implante par la force, en occupant surtout la région côtière. En 1883, elle impose son protectorat. En 1907 est créé clandestinement le Néo- Destour, parti révolutionnaire et autonomiste que Bourguiba contrôlera en 1934. En 1954, alors que la France a dû capituler en Indochine face au Viêt-minh et qu’éclatent les prémisses de la guerre d’Algérie, Mendès-France accorde à la Tunisie l’autonomie interne, qui se transformera en indépendance en 1956. Commence alors le long règne autoritaire – sinon dictatorial – de Bourguiba, qui inaugurera très vite les élections triomphales à 99 %, devenues une spécialité tunisienne. Un régime marqué par la prédominance absolue du parti unique, le Néo-Destour ; par l’étouffement de toute vie politique et syndicale — le puissant syndicat UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) est mis au pas ; et par des émeutes populaires épisodiques, comme la “révolte du pain” en décembre 1983, toutes écrasées dans le sang. En octobre 1987, Zine el-Abidine Ben Ali est nommé Premier ministre. Il destituera Bourguiba le 7 novembre pour “incapacité”. En juin 1988, le multipartisme est autorisé. Mais il restera une fiction, le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) devenant le nouveau parti dominant quasi exclusif. En avril 1989, Ben Ali, seul candidat, est élu président à la quasi-totalité des voix (99,7 %). En 1994, il sera réélu à 99,6 % ; en 1999 à 99, 4 % et en 2004 à… seulement 94,48 % .
Un régime liberticide
Il faut lire les nombreux rapports internationaux, notamment ceux d’Amnesty International, pour réaliser à quel point le régime de Ben Ali est répressif et dictatorial. Voici la présentation synthétique des atteintes aux droits de l’homme qu’on peut lire dans le dernier rapport d’Amnesty international concernant l’année 2005 : “Plusieurs dizaines de personnes poursuivies pour activités terroristes ont été condamnées à de lourdes peines à l’issue de procès inéquitables. De nouveaux cas de torture et de mauvais traitements ont été signalés. Des centaines de prisonniers politiques, dont certains étaient des prisonniers d’opinion, restaient incarcérés. Un grand nombre d’entre eux étaient détenus depuis plus de dix ans. Bien que le gouvernement ait promis de mettre un terme aux placements prolongés à l’isolement, des informations faisaient toujours état du recours à cette pratique ainsi que de la privation de soins médicaux. La liberté d’expression et d’association demeurait soumise à de sévères restrictions.”
On a du mal à imaginer la nature et l’intensité du harcèlement dont sont victimes quotidiennement les démocrates tunisiens. L’avocate Radia Nasraoui, qui a suivi une grève de la faim de plus d’un mois et demi fin 2003, a vu son cabinet saccagé quatre fois, la porte de son appartement incendiée, son courrier intercepté,ses bagages systématiquement fouillés, ses livres et ses documents saisis à plusieurs reprises à l’aéroport, les membres de sa famille harcelés, et elle a été sévère-ment battue dans la rue par des policiers (nez cassé, coupures au front et nombreuses contusions). Moncef Marzouki,médecin, écrivain, président d’honneur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, a passé de nombreuses années en prison, a subi de multiples interrogatoires “musclés”, est l’objet de harcèlements quotidiens. Il a été, le 26 octobre dernier, débarqué brutalement d’un taxicollectif à 8 km de son domicile de Sousse et insulté par une cinquantaine de “malabars” en civil qui l’attendaient. Il a dû par-courir le trajet sous les insultes des mêmes nervis... Dernier exemple, parmi tant d’autres : l’ONU a organisé un sommet sur la “fracture numérique” Nord-Sud en novembre 2005 en Tunisie, où la liberté d’expression n’existe pas et où l’Internet est verrouillé. Au même moment, Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières,s’est vu interdire d’entrer en Tunisie pour participer à ce Sommet et refoulé aussitôt en France. “Vous n’êtes pas le bienvenu”, lui a-t-on dit. Par ailleurs, Christophe Boltanski, envoyé spécial de Libération à ce Sommet, est agressé en pleine rue, à un endroit pourtant quadrillé par la police,battu, mis à terre, blessé d’un coup de couteau, délesté de son sac de reporter.Et, quelques semaines après le sommet, le pouvoir tunisien a emprisonné sept jeunes dont le seul tort était d’avoir osé accéder à l’Internet par le biais d’un cybercafé ; ils ont été arrêtés par la police,détenus arbitrairement et torturés pendant leur interrogatoire.
Notre ami Ben Ali
L’extrême bienveillance, voire l’ouverte complicité des autorités françaises en direction du régime tunisien, remonte à loin, et nous étions déjà nombreux en France à dénoncer dans les années 80 le soutien de l’Etat français au régime de Bourguiba. La dernière visite officielle de Chirac en Tunisie date de décembre 2003,au moment où l’avocate Nadia Nasraouien était à plus d’un mois et demi de grève de la faim. Chirac a déclenché un véritable tollé en France et parmi les militants tunisiens des droits de l’homme, quand il a osé déclarer : “Nous avons aussi en France des personnes qui ont fait la grève de la faim, qui l’ont faite, qui la feront”. Et d’enfoncer le clou en se livrant à un plaidoyer des “libertés réelles” : les Tunisiens ont le “pain”, cela passe avant la “liberté formelle”. Ce qui rappelle sa fameuse déclaration, dans les années 95, selon laquelle “l’Afrique n’est pas encore mûre pour la démocratie”... En janvier 2005,Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre en visite à Tunis, n’a eu que des louanges à la bouche : “le président Chirac et le président Ben Ali ont la même vision du monde. On a des raisons de s’aimer, de se comprendre. J’aime la Tunisie et les Tunisiens”, a-t-il résumé...
Pourquoi une telle complaisance de la part de la France mais aussi, d’une façon plus générale, de la communauté internationale ? Pour deux raisons essentielles.D’une part, le régime tunisien, en étouffant d’une façon impitoyable toute opposition islamiste, emprisonnement massif et torture systématique à l’appui, est perçu comme un rempart efficace face au risque de contagion “terroriste” et islamiste. Surtout au regard du voisin algérien... D’autre part, Ben Ali s’est vite inscrit dans la droite ligne de la “modernité”des années 80, celle des politiques d’ajustement structurel dictées par le FMI(Fonds monétaire international), et des privatisations néo-libérales tous azimuts,au détriment des services publics. Il a éliminé tout obstacle à cette politique, en premier lieu en brisant la puissante centrale tunisienne, l’UGTT. Un choix du“tout-libéral” qui se retourne non seule-ment contre le peuple tunisien, mais contre les intérêts économiques de la Tunisie, dans la mesure où l’abrogation de l’accord multifibres intervenue le 1erjan-vier 2005, approuvée bien imprudemment par Ben Ali, a rapidement “sinistré” l’industrie textile du pays, du fait de la concurrence chinoise et de la délocalisation massive des unités de production vers la Chine. Faut-il préciser que la Tunisie était le quatrième fournisseur de l’Union européenne jusqu’en 2004 ?D’autre part, la mise en œuvre de l’accord de libre échange avec l’Union européenne permet désormais aux produits européens d’entrer librement en Tunisie et de faire une rude concurrence aux productions locales.
Solidarité urgente avec les forces démocratiques
Il faut en premier lieu dénoncer ce silence complice des grandes puissances, notamment de notre gouvernement. En informant inlassablement sur les atteintes permanentes aux libertés et aux droits de l’homme perpétrées par le régime de BenAli, en “démontant” ce mythe persistant d’une Tunisie qui serait avant tout une terre d’accueil et d’hospitalité. En développant par ailleurs une solidarité active et de plus en plus élargie avec les militants tunisiens, si courageux — nous n’osons pas dire héroïques — qui luttent pied à pied, au prix de leur intégrité et de leur vie pour les libertés et les droits de l’homme. En apportant notre soutien aux responsables de la Ligue tunisienne des droits de l’homme — comment ne pas penser à Moncef Marzouki — pour qu’elle puisse exercer son activité ; en appuyant d’une façon générale toutes les expressions démocratiques aux niveaux associatif, syndical, politique, qui essaient de se faire entendre dans des conditions si difficiles. Entendrons-nous ces appels ?
Jo Briant
Animateur du Centre d’information inter-peuples de Grenoble