Si les éoliennes font du bruit, les quelques propos suivants vont faire grincer des dents… D’abord quelques courtes présentations pour montrer ma légitimité dans ce débat. Il y a plus de vingt ans maintenant, une profonde aspiration d’authenticité m’a conduit à quitter la région parisienne pour venir vivre sur le plateau ardéchois. Ici, loin de mes attaches familiales, sans aucune garantie professionnelle, connaissance particulière, ou autre, je me suis retrouvé bien démuni quand la burle (1) fut venue…
J’ai alors acheté une ruine que personne ne voulait tant elle était isolée, mais le panorama y est si exceptionnel que j’en suis tombé amoureux… Beaucoup m’ont pris pour un fou, les autres me traitèrent d’écolo extrémiste avec toute l’ironie que le terme pouvait englober en ces temps encore insouciants. Vaille que vaille, j’y ai fait mon trou hédoniste en essayant au quotidien d’observer et d’analyser ce nouvel environnement.
Cette réalité c’est d’abord ce paysage magnifique, d’autant plus beau qu’il a été choisi et qu’il a été à l’origine de toutes mes souffrances de jeune déraciné. Perché sur le flanc d’un volcan, ma vue s’étend sur le plateau ardéchois à plusieurs dizaines de kilomètres de distance sur un arc de vision d’environ 300°. Vous imaginez ? A l’est, par temps clair, les Alpes au loin ; à une vingtaine de km au sud le mont Mézenc avec son flanc si particulier, et à l’ouest le suc du Lizieux emblématique de cette région protestante. Mes visiteurs sont souvent médusés par la pureté de ce tableau, de cette succession de prairies et de forêts, de vallées et de monts dont les teintes harmonieuses varient au fil des saisons. Je ne vais pas m’étendre sur cette description à rendre jaloux vos lecteurs citadins… Il y aurait tant à écrire, mais le vivre est bien plus important.
Cette réalité, c’est aussi des humains. Des gens qui habitent là au quotidien, que je côtoie chez ma boulangère Madeleine ou à la sortie de l’école, et en tant d’autres occasions. Ces paysans, au sens premier du terme, c’est-à-dire ceux qui vivent au pays, ont une vie peu enviable au regard des canons de notre société française si largement diffusés et inculqués. L’isolement, un climat rigoureux, de très faibles opportunités professionnelles qui très souvent se concentrent sur de contraignantes activités agricoles peu rémunératrices, etc., font que cette population s’étiole et vieillit en silence. Là encore, il y aurait tant à rapporter sur cet assèchement annoncé depuis si longtemps…
Les propriétés sont vendues à de riches bobos qui suffoquent dans nos métropoles. Fort de leur culture hégémonique, ils reproduisent ici les fondements de ce qu’ils ont vécu là-bas : procès à des voisins agriculteurs, propriétaires d’un coq, d’un paon ou d’un âne qui ne cessent d’exprimer bruyamment leur virilité au printemps.
Les ruros
Et ce cycle est vicieux. Aveuglés par quelques mirages télégéniques, les plus capables et les plus hardis, voire les plus lassés, rejoignent les cohortes urbaines. Paradoxalement, suivant le jeu capitaliste pervers du marché immobilier, leurs propriétés sont vendues à de riches bobos (2) qui suffoquent dans nos métropoles. Fort de leur culture hégémonique, ils deviennent alors de surprenants ruros (3), reproduisant ici les fondements de ce qu’ils ont vécu là-bas. Je vous fait grâce de leurs procès à des voisins agriculteurs, propriétaires d’un coq, d’un paon ou d’un âne qui ne
cessent d’exprimer bruyamment leur virilité au printemps venu, à l’encontre du silence espéré et grassement monnayé. Pour être anecdotique et foncièrement comique, cela n’en est pas moins révélateur d’un état d’esprit. Je pourrais décliner à l’envi ces revendications colonialistes d’un autre temps. Depuis les cloches sonnantes de l’église à l’épandage du fumier nauséabond, le village doit abandonner ses fondements. De plus, il doit entrer au plus tôt dans la superficialité de l’ère moderne. De l’exigence d’un chemin d’accès goudronné à l’installation d’un point d’éclairage public, en passant par le besoin immédiat d’une connexion ADSL (4) ou d’une couverture radio-téléphonique de la dernière génération, d’un raccordement électrique stable à la hauteur de leurs fortes consommations, etc., nous avons là des requêtes qui deviennent des priorités aux yeux de ces ruros. Tout cela, pour passer en moyenne, ici, un mois de rêve à la belle saison, alors que tout au long de l’année, il manque un simple ordinateur dans la classe du village…
Après ce petit descriptif de ma réalité locale, revenons à l’avenir de nos paysages du Mézenc. Je suis le premier à vanter, à étudier et à admirer l’architecture vernaculaire. Mais je me demande souvent s’il vaut mieux une vieille maison en pierre avec sa belle toiture de lauzes appartenant à de riches ruro qui ne s’ouvre seulement qu’au mois d’août, ou une construction moderne au style économique et complaisant mais qui héberge tout au long de l’année des nombreux et affreux Jojos ? (5).
Chacun aura ses préférences, mais surtout ne me dites pas que ces deux exemples sont complémentaires et peuvent coexister à long terme. Dans la société actuelle, ils sont structurellement antinomiques. D’un côté la superficialité touristique qui vise au formalisme muséographique au point de pétrifier la vie, de l’autre l’économie rurale qui tend à valoriser ses ressources primaires d’abord dans un souci alimentaire, et de plus en plus dans une perspective énergétique. La question éolienne s’inscrit pleinement dans ce schéma civilisationnel.
Comme chacun, je ne suis pas étranger à ces questions de fond. A titre esthétique, je regrette évidemment l’installation des parcs éoliens dans mon champ visuel si patiemment et durement gagné. Pour bien imaginer ma future réalité, quatre parcs éoliens (soit une vingtaine de machines) seront visibles en les cherchant du regard depuis mon jardin. Le plus proche sera à deux ou trois kilomètres à vol de corbeau. Vous imaginez bien que pour un grincheux comme moi, qui refusa pendant une quinzaine d’années le raccordement EDF en aérien de son habitation pour des raisons esthétiques, la pilule est amère.
A titre esthétique, je regrette évidemment l’installation des parcs éoliens dans mon champ visuel si patiemment et durement gagné. D’un autre coté, je dois être réaliste, intègre et responsable.
D’un autre coté, je dois être réaliste, intègre et responsable.
D’abord, j’utilise de l’électricité, à très faible dose mais quand même. De plus, cette énergie électrique est devenue un bien revendiqué par tous, au point même que la notion de service public y est étroitement associée. Aux yeux de beaucoup, si ce n’est de tous, elle est incontournable, voire vitale : qu’une tempête vienne à détruire partiellement ce cordon ombilical qui relie nos villages et c’est une catastrophe relevant d’actions humanitaires urgentes… Aujourd’hui notre réalité est ainsi, et la généralisation légitime et attendue de cette « source de vie » aux deux milliards d’êtres humains qui en sont dépourvus est très problématique.
Pour obtenir cette électricité, il n’y a guère que trois possibilités en l’état actuel de la technologie. Soit une production thermique classique à partir de combustibles fossiles (charbon, gaz, fuel, etc.) avec le cortège de rejets de gaz à effet de serre correspondant, et les prévisibles conflits internationaux directement liés à la raréfaction pour la prochaine génération de ces combustibles extrêmement mal répartis sur notre planète. Déjà l’Irak, et demain ? Soit une production nucléaire avec ses dangers radiologiques induits, les problèmes insurmontables de la gestion des déchets multi-séculaires et l’impossibilité technico-économique de diffuser cette technologie en « toute sécurité » militaire et civile à l’ensemble de l’humanité. Soit enfin de développer l’utilisation des énergies renouvelables, propres, diffuses et inépuisables, conjointement avec de fortes actions de maîtrise des consommations. Il est étonnant que cette réalité si simple dans son énoncé soit si peu intégrée par nos dirigeants et leurs ouailles consommatrices.
Dans ces conditions, en solidarité avec ces populations aux antipodes qui souffrent déjà de nos gabegies énergétiques, ou des générations futures qui endureront davantage, je ne peux soutenir une revendication élitiste de purification esthétique même s’il s’agit de mon tendre jardin.
Pollutions visuelles contre pollutions irréversibles
Cela d’autant plus que cette pollution visuelle n’est nullement irréversible et c’est bien ce qui me console beaucoup. Le golfe du Niger, ou le nord sibérien, sont pollués pour des dizaines d’années par notre soif de pétrole (6). La région de Tchernobyl, ou les mines d’uranium du Congo, le sont aussi pour les mêmes raisons et à plus long terme. Alors que ma chère montagne, sitôt qu’une nouvelle production électrique moins polluante sera apparue, pourra retrouver sa virginité d’antan en quelques jours de démontage des éoliennes à l’opposé de nos centrales nucléaires.
Enfin, par respect pour mes voisins, les paysans du Mézenc, il m’est impossible de m’opposer à ces futures éoliennes. Par mes rencontres quotidiennes, mais aussi lors des réunions d’information sur les projets éoliens, j’ai pu constater le clivage important qui existe, pour faire simple, entre paysans et ruros. Sur ce point, une simple étude des pétitions d’opposants est très révélatrice. D’abord, le nombre des signataires n’est guère élevé : entre un et deux milliers. Ensuite, plus des deux tiers sont des gens de passage habitant très loin des lieux du « drame » et malgré cette chasse éhontée aux paraphes dans les grandes villes des alentours, ce nombre d’inscrits est ridicule. Le reste se recrute principalement chez les résidents secondaires et rarement chez les paysans du coin. Loin de moi l’idée que la justesse d’opinion dépend du nombre, par contre je veux simplement souligner le fait que si les médias relayent aussi facilement l’opposition aux éoliennes sur le Mézenc, et ailleurs, cela est dû plus aux facilités intellectuelles et acquis relationnels de ces ruros privilégiés qu’à une forte mobilisation locale.
Au terme de ces pensées, j’aimerais que le lecteur perçoive le défi de notre société occidentale. Son rythme de consommation énergétique est suicidaire à plus ou moins long terme. Pourtant des solutions techniques existent pour repousser les échéances, mais elles ont du mal à percer dans notre quotidien. Etrangement, au cœur de nos campagnes, de nombreux projets éoliens soulèvent des oppositions de type « NIMBY » (7). Si on peut reconnaître à ces mouvements un rôle légitime et toujours nécessaire de contre-pouvoir face à des industriels, éoliens ou non, peu soucieux de l’intérêt commun, on doit malgré tout s’interroger sur le fondement réel de ces groupes. Notre société a développé un monde rural bicéphale. L’exode rural a favorisé la venue de riches ruros mobiles qui n’admettent aucun changement dans les lieux qu’ils ont investis jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres de leur résidence. Qu’un projet de parc éolien pointe avec l’agrément, voire l’indifférence, des gens du pays et se soulèvent des associations élitistes de défense du paysage très circonstanciels et localement peu représentatives. L’égoïsme de ces anti-éoliens est flagrant. Ces populations aisées, à la consommation énergétique au-dessus de la moyenne nationale, prônent des mesures conservatrices qui amèneront inévitablement une transformation radicale (8) de leur environnement chéri dans quelques dizaines d’années. Mais ils ne seront sûrement plus là pour le voir, ayant porté ailleurs leur quête d’absolu qu’ils oublient si vite dans leur quotidien citadin…
Christian Maillebouis
Haute-Loire.
(1) Nom du vent du nord par ici.
(2) Pour désigner ceux qu’on appelle maintenant les « bourgeois bohèmes ».
(3) Pour désigner ceux que j’appelle les « rurbains rouspéteurs ». La forte concentration de ces ruros plus fortunés que la plupart des autochtones est très problématique pour la ruralité. Elle se traduit par une inflation des prix de l’immobilier au dessus de la réalité économique locale et l’impossibilité aux nouvelles générations villageoises d’y accéder, augmentant ainsi l’exode rural, le vieillissement de nos campagnes, etc.
(4) Norme Internet pour le haut débit.
(5) En référence à un des diablotins du film Etre ou avoir.
(6) Rien à voir avec les quelques plaques sur nos plages après le naufrage du Prestige et qui font pourtant tant hurler dans nos salons.
(7) Pour : « Not in my back yard » (Pas dans mon jardin).
(8) Soit par l’abandon de nos montagnes par ceux qui y vivent au quotidien, soit simplement par la modification climatique induite par notre consommation énergétique.